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HISTOIRES D'EAUX ET D'HOMMES

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«<br />

P<br />

PIERR<strong>ET</strong>TE<br />

108<br />

lus ça va, plus je pense qu’au cœur<br />

du problème est ce manque de<br />

rêve. Je dis qu’il faut que les femmes<br />

voyagent, découvrent mieux le monde, il faut<br />

qu’elles se créent des motifs de rêves. Car<br />

où que l’on soit, on rêve toujours à quelque<br />

chose que l’on connaît, ou que l’on imagine<br />

exister. Dans notre région, les femmes ont trop<br />

peu d’éléments pour favoriser des rêves<br />

de changement. Comment envisager de vivre<br />

différemment si l’on ne connaît rien à la<br />

différence ? On peut expliquer pendant des jours<br />

et des années à des villageoises ce qu’elles<br />

pourraient acquérir si elles s’organisaient, si elles<br />

prenaient des initiatives, si elles gagnaient peu<br />

à peu du terrain au sein des structures de<br />

gestion du village. Mais tant qu’elles n’auront<br />

pas vu auprès d’autres femmes ce qu’elles ont<br />

à y gagner, et ce que peut vouloir dire se<br />

développer, elles n’auront même pas l’idée<br />

de se lancer sur une voie de progrès. Susciter<br />

des rêves, proposer des références, simplement<br />

suggérer qu’il est possible de vivre mieux, juste<br />

assez différemment pour se sentir libre, sans<br />

révolution, sans renier sa culture, sans sacrifier<br />

les siens. C’est cela, je crois, le cœur de mon<br />

combat, et de celui de celles qui, comme moi,<br />

ont décidé d’agir parmi les femmes.<br />

» Alors, dès que je le peux, je pousse<br />

les femmes à aller voir ailleurs, cet ailleurs qui<br />

peut être au seuil de leur porte, à la rencontre<br />

d’autres femmes qui ont d’autres connaissances,<br />

aller écouter, regarder, demander conseil, avoir<br />

la preuve que l’on n’est pas seule au monde<br />

avec ses soucis et ses doutes. Bien sûr, ici, rien<br />

PARMI LES FEMMES<br />

n’est fait pour que les femmes aient envie<br />

de découvertes. Au contraire, les hommes ont<br />

depuis longtemps compris que, pour maintenir<br />

l’autre dans un état, il suffit de l’empêcher<br />

de voir des choses différentes, et ainsi de se<br />

questionner. La femme est là pour entretenir<br />

la force de travail de l’homme. Elle l’aide<br />

aussi à préserver son image dans la famille,<br />

dans le village. On l’accoutre d’un rôle de<br />

représentation proportionnel au prestige de<br />

son mari : aller visiter un malade, se rendre aux<br />

mariages, baptêmes et enterrements, autant<br />

de choses qui, en fait, ne lui confèrent aucune<br />

autorité. Les choix majeurs, tels que la mise<br />

à l’école des enfants, ou l’âge de se marier pour<br />

la fille ou le garçon, sont presque toujours<br />

du ressort exclusif du père. L’analphabétisme<br />

des femmes y est pour beaucoup.<br />

» Ici, dans l’échelle des valeurs, ce qui compte<br />

le plus, c’est de mettre son enfant dans<br />

un mariage, selon la formule. Il faut marier<br />

ses filles, on y pense dès leur tendre enfance.<br />

Dès ses premières tresses, la petite fille apprend<br />

à être un objet d’apparat pour son père et<br />

son futur époux, avec pour unique conversation<br />

la fête et les pagnes. On la place un peu comme<br />

on avance ses pions au jeu de dames ; un bon<br />

mariage peut laver un déshonneur, faire<br />

fructifier des affaires, étayer son prestige.<br />

Le pion n’a pas d’avis à donner, surtout quand<br />

il n’a que treize ans à peine. Remarquez, sur<br />

ce point, on gagne peu à peu du terrain : dans<br />

la région, l’âge du mariage aurait tendance à<br />

reculer, on attend plus volontiers que la promise<br />

atteigne ses quinze ans.<br />

» Les hommes ont toujours un regard sur<br />

les femmes. Elles n’ont pas d’espace à elles,<br />

et n’en revendiquent pas. C’est assez complexe.<br />

Dans les réunions, les hommes parlent à leur<br />

place, souvent sincèrement d’ailleurs, parfois<br />

en manipulateurs, lorsqu’ils y voient un intérêt<br />

politique. À peine commence-t-on à avoir<br />

un discours cohérent que les hommes politiques<br />

s’en emparent à des fins électorales… Parce<br />

que les femmes, mine de rien, ce sont des voix,<br />

des bulletins dans les urnes ! Parfois,<br />

les femmes croient bien faire en déléguant<br />

aux hommes leurs idées, leurs discours, et<br />

ne s’aperçoivent pas qu’en vérité elles ont<br />

hypothéqué leurs désirs, leur vie.<br />

» Il faut apprendre aux femmes à parler d’elles,<br />

de leurs problèmes, et non pas de ceux que<br />

leur suggèrent leurs maris. Il faut qu’elles<br />

comprennent que leurs problèmes à elles sont<br />

aussi légitimes. C’est une question de prise<br />

de parole en public, surtout. Il faut les amener<br />

à parler de leur rôle, dans la société, dans<br />

l’environnement, en tant qu’individu. Elles ne<br />

se perçoivent pas comme des individus<br />

autonomes, elles ne se détachent jamais de<br />

leur famille, de leurs enfants, de leur mari.<br />

Il faut d’abord qu’elles aient la conscience<br />

de leur existence propre et de leur capacité<br />

individuelle à se réaliser. C’est une fois que<br />

la femme a conscience de la force qu’elle a en<br />

elle qu’elle peut contribuer à un projet collectif,<br />

car elle sait alors ce qu’elle peut apporter au<br />

groupe et puise ce qui peut l’enrichir. C’est<br />

une construction sans fin. On oublie souvent cela<br />

dans les projets d’appui aux femmes. Pour

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