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S’ il avait su que ce voyage lui coûterait si<br />
cher, il serait resté chez lui, sans hésiter.<br />
Si on lui avait prédit autant d’inimitiés,<br />
de railleries, d’humiliations, c’est clair,<br />
il ne serait jamais parti. Oui, mieux vaut<br />
rester, et voir souffrir ses bêtes, que de<br />
transhumer dans ces conditions. Mais rester où ?<br />
Il oublie, le pauvre, que, sans domicile fixe,<br />
il est difficile de rester chez soi. Quant aux<br />
souffrances de ses compagnons, il n’y pense<br />
guère, car, là, il bafoue ses valeurs et insulte ses<br />
pères. Mohamed prie Allah de laver sa mémoire<br />
de cette maudite transhumance.<br />
Une dernière fois, il se rappelle les faits.<br />
Mohamed avait quitté les environs de Mindif<br />
à la mi-octobre. Cette fois-ci, il était le seul<br />
homme de la famille à mener le troupeau.<br />
Son oncle, vieillissant, lui avait confié<br />
la responsabilité de l’affaire et Mohamed savait<br />
bien ce que ça voulait dire. Il hériterait avant<br />
l’heure de sa part de bétail, l’oncle avait pris<br />
l’orphelin et ses frères en charge. Avec<br />
les douze fils de sa chair, la succession s’avérait<br />
d’avance assez délicate et le sage oncle,<br />
marabout de surcroît, comptait sur le mérite de<br />
ses enfants pour orienter ses choix. Mohamed<br />
aimait les bêtes, assurément, et s’accommodait<br />
bien de la vie ascétique des bergers nomades.<br />
On l’avait surpris, encore adolescent, à mener<br />
sur sa propre personne de curieux tests de<br />
résistance. Un jour, il avait décidé de regarder<br />
le soleil en face jusqu’à ce que l’astre décline ;<br />
l’oncle l’avait rappelé à la raison d’un coup<br />
de canne sur les mollets ; il en était tombé.<br />
Il a gardé de cette éblouissante expérience<br />
ZIZANIES<br />
des paillettes d’or au fond des yeux. Enfin,<br />
c’est l’explication qu’il donne à sa fiancée<br />
quand elle s’enflamme sur l’étonnant éclat de<br />
son regard. Sa fiancée… Non, ce n’est vraiment<br />
pas le moment d’y penser. Après sa désastreuse<br />
épopée, il se voit mal demander à l’oncle<br />
d’apporter les kolas.<br />
Mi-octobre, donc, il prit la route, à peu près<br />
la même que les années passées, après<br />
vérifications et consignes d’usage. Il avait<br />
emmené deux jeunes garçons, serviteurs<br />
de la famille. L’oncle lui donnait carte blanche ;<br />
le neveu zélé insista pour augmenter le cheptel<br />
et le vieux acquiesça, ce qui élevait encore<br />
son crédit de confiance. Il était parti depuis<br />
quatre jours et foulait le terroir de Guirvidic<br />
quand surgirent les premiers tracas. Un moment<br />
d’inattention et voilà ses vaches divaguant en<br />
plein champ. Le mousquari était déjà un peu<br />
monté, mais pas assez pour canaliser le passage<br />
des bœufs. Avec plus d’expérience, le jeune<br />
homme serait reparti l’air de rien, en priant<br />
pour que le propriétaire ne le retrouve pas<br />
d’un coup de moto. Mais Mohamed avait encore<br />
de grands principes et attendit patiemment<br />
que l’homme arrive au champ, constate puis<br />
explose. Son Foulbé avait un terrible accent<br />
mouzgoum et Mohamed eut du mal à saisir<br />
toutes les nuances de ses propos. Ça chauffait,<br />
l’homme était survolté, ce qui intriguait<br />
l’éleveur. L’oncle lui avait conseillé de lâcher<br />
quelques petits ruminants, au pire un ou deux<br />
veaux s’il se sentait agressé. Là, ce fut plutôt<br />
le sens de la justice qui lui fit proposer<br />
au paysan trois moutons et un veau à titre<br />
de dédommagement. Stupéfait d’une largesse<br />
aussi vite déployée, l’homme balbutia même<br />
quelques bénédictions.<br />
Sitôt reparti, Mohamed réalisa la démesure<br />
du geste. Il n’en était qu’au tout début de<br />
son voyage et, déjà, il avait consommé son joker.<br />
Car l’oncle avait bien dit « au cas où » et « une<br />
seule fois ». Il pensa bien acheter un mouton<br />
au marché de Guirvidic, mais il préférait ne<br />
pas mettre les pieds en ville. Il craignait d’être<br />
la risée d’éleveurs sédentaires qui auraient<br />
eu vent de l’histoire. Et puis il ne devait pas<br />
prendre de retard car il avait rendez-vous<br />
à la mi-lune, un peu plus haut dans la plaine, au<br />
nord de Tékélé. Il allait rejoindre un ardo auprès<br />
duquel son oncle l’avait recommandé. Mohamed<br />
devait intégrer la fraction nomade jusqu’au Parc<br />
de Waza et apprendre auprès du vieux chef<br />
quelques secrets de la plaine. Pour le champ<br />
de mousquari, il s’en voulait d’autant plus<br />
qu’il avait boudé volontairement la nouvelle<br />
piste à bétail, large et clairement bornée,<br />
la piste Bogo-Massa construite par le projet<br />
pour limiter les conflits, justement.<br />
À Tékélé, les ennuis le rattrapèrent là où il ne<br />
s’y attendait pas. Il avait confié momentanément<br />
son troupeau aux deux enfants-bergers et<br />
se renseignait discrètement sur le chemin<br />
à prendre pour joindre la deuxième piste à<br />
bétail récemment aménagée. Soudain déboula,<br />
au bord de la panique, l’un des petits bergers.<br />
Et oui, les vaches avaient encore commis<br />
quelques mauvaises bêtises. Cette fois-ci,<br />
ce sont les pêcheurs qui se plaignaient et