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HISTOIRES D'EAUX ET D'HOMMES

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56<br />

S’ il avait su que ce voyage lui coûterait si<br />

cher, il serait resté chez lui, sans hésiter.<br />

Si on lui avait prédit autant d’inimitiés,<br />

de railleries, d’humiliations, c’est clair,<br />

il ne serait jamais parti. Oui, mieux vaut<br />

rester, et voir souffrir ses bêtes, que de<br />

transhumer dans ces conditions. Mais rester où ?<br />

Il oublie, le pauvre, que, sans domicile fixe,<br />

il est difficile de rester chez soi. Quant aux<br />

souffrances de ses compagnons, il n’y pense<br />

guère, car, là, il bafoue ses valeurs et insulte ses<br />

pères. Mohamed prie Allah de laver sa mémoire<br />

de cette maudite transhumance.<br />

Une dernière fois, il se rappelle les faits.<br />

Mohamed avait quitté les environs de Mindif<br />

à la mi-octobre. Cette fois-ci, il était le seul<br />

homme de la famille à mener le troupeau.<br />

Son oncle, vieillissant, lui avait confié<br />

la responsabilité de l’affaire et Mohamed savait<br />

bien ce que ça voulait dire. Il hériterait avant<br />

l’heure de sa part de bétail, l’oncle avait pris<br />

l’orphelin et ses frères en charge. Avec<br />

les douze fils de sa chair, la succession s’avérait<br />

d’avance assez délicate et le sage oncle,<br />

marabout de surcroît, comptait sur le mérite de<br />

ses enfants pour orienter ses choix. Mohamed<br />

aimait les bêtes, assurément, et s’accommodait<br />

bien de la vie ascétique des bergers nomades.<br />

On l’avait surpris, encore adolescent, à mener<br />

sur sa propre personne de curieux tests de<br />

résistance. Un jour, il avait décidé de regarder<br />

le soleil en face jusqu’à ce que l’astre décline ;<br />

l’oncle l’avait rappelé à la raison d’un coup<br />

de canne sur les mollets ; il en était tombé.<br />

Il a gardé de cette éblouissante expérience<br />

ZIZANIES<br />

des paillettes d’or au fond des yeux. Enfin,<br />

c’est l’explication qu’il donne à sa fiancée<br />

quand elle s’enflamme sur l’étonnant éclat de<br />

son regard. Sa fiancée… Non, ce n’est vraiment<br />

pas le moment d’y penser. Après sa désastreuse<br />

épopée, il se voit mal demander à l’oncle<br />

d’apporter les kolas.<br />

Mi-octobre, donc, il prit la route, à peu près<br />

la même que les années passées, après<br />

vérifications et consignes d’usage. Il avait<br />

emmené deux jeunes garçons, serviteurs<br />

de la famille. L’oncle lui donnait carte blanche ;<br />

le neveu zélé insista pour augmenter le cheptel<br />

et le vieux acquiesça, ce qui élevait encore<br />

son crédit de confiance. Il était parti depuis<br />

quatre jours et foulait le terroir de Guirvidic<br />

quand surgirent les premiers tracas. Un moment<br />

d’inattention et voilà ses vaches divaguant en<br />

plein champ. Le mousquari était déjà un peu<br />

monté, mais pas assez pour canaliser le passage<br />

des bœufs. Avec plus d’expérience, le jeune<br />

homme serait reparti l’air de rien, en priant<br />

pour que le propriétaire ne le retrouve pas<br />

d’un coup de moto. Mais Mohamed avait encore<br />

de grands principes et attendit patiemment<br />

que l’homme arrive au champ, constate puis<br />

explose. Son Foulbé avait un terrible accent<br />

mouzgoum et Mohamed eut du mal à saisir<br />

toutes les nuances de ses propos. Ça chauffait,<br />

l’homme était survolté, ce qui intriguait<br />

l’éleveur. L’oncle lui avait conseillé de lâcher<br />

quelques petits ruminants, au pire un ou deux<br />

veaux s’il se sentait agressé. Là, ce fut plutôt<br />

le sens de la justice qui lui fit proposer<br />

au paysan trois moutons et un veau à titre<br />

de dédommagement. Stupéfait d’une largesse<br />

aussi vite déployée, l’homme balbutia même<br />

quelques bénédictions.<br />

Sitôt reparti, Mohamed réalisa la démesure<br />

du geste. Il n’en était qu’au tout début de<br />

son voyage et, déjà, il avait consommé son joker.<br />

Car l’oncle avait bien dit « au cas où » et « une<br />

seule fois ». Il pensa bien acheter un mouton<br />

au marché de Guirvidic, mais il préférait ne<br />

pas mettre les pieds en ville. Il craignait d’être<br />

la risée d’éleveurs sédentaires qui auraient<br />

eu vent de l’histoire. Et puis il ne devait pas<br />

prendre de retard car il avait rendez-vous<br />

à la mi-lune, un peu plus haut dans la plaine, au<br />

nord de Tékélé. Il allait rejoindre un ardo auprès<br />

duquel son oncle l’avait recommandé. Mohamed<br />

devait intégrer la fraction nomade jusqu’au Parc<br />

de Waza et apprendre auprès du vieux chef<br />

quelques secrets de la plaine. Pour le champ<br />

de mousquari, il s’en voulait d’autant plus<br />

qu’il avait boudé volontairement la nouvelle<br />

piste à bétail, large et clairement bornée,<br />

la piste Bogo-Massa construite par le projet<br />

pour limiter les conflits, justement.<br />

À Tékélé, les ennuis le rattrapèrent là où il ne<br />

s’y attendait pas. Il avait confié momentanément<br />

son troupeau aux deux enfants-bergers et<br />

se renseignait discrètement sur le chemin<br />

à prendre pour joindre la deuxième piste à<br />

bétail récemment aménagée. Soudain déboula,<br />

au bord de la panique, l’un des petits bergers.<br />

Et oui, les vaches avaient encore commis<br />

quelques mauvaises bêtises. Cette fois-ci,<br />

ce sont les pêcheurs qui se plaignaient et

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