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la plaine – plus de mille cinq cents – ont rendu<br />
hommage à feu mon père, fils de l’illustre<br />
fondateur de la communauté des éléphants<br />
de la plaine de Waza Logone. Car c’est mon<br />
grand-père qui, en 1947, fut le premier éléphant<br />
à franchir le Logone pour s’installer ici, dans<br />
le Parc de Waza, avec une poignée d’autres<br />
pionniers.<br />
Vous savez ce que disent les hommes sur notre<br />
première rencontre ? Ils racontent, le soir à<br />
la veillée, qu’une nuit un éléphant est venu sans<br />
faire de bruit. Le lendemain, les hommes ont<br />
vu des empreintes grandes comme dix pieds<br />
d’homme. Ils ont pensé que c’était le travail<br />
d’un sculpteur et ils se sont demandé où était<br />
passé l’artiste. Le jour suivant, l’éléphant est<br />
venu se présenter. Immense et majestueux.<br />
Les gens n’en croyaient pas leurs yeux.<br />
» Mon père aussi a eu l’âme novatrice. Il y a<br />
dix ans environ, il eut l’idée d’aller voir au sud<br />
du parc si l’herbe était meilleure. Et elle l’était :<br />
plus grasse, plus riche, plus saine. Depuis cette<br />
excursion, un groupe de plus en plus nombreux<br />
part chaque année en villégiature dans la région<br />
de Mindif. Là-bas, les champs abondent, et l’eau<br />
est si facile à trouver : on pompe les canaux,<br />
les abreuvoirs, les puits maraîchers. On ne passe<br />
pas inaperçu. Il faut du courage et un brin<br />
d’inconscience. C’est pour ça qu’au parc les<br />
autres nous appellent les caïds. Les autres, ce sont<br />
le groupe des sédentaires et celui des nordistes.<br />
» Les premiers sont les plus tranquilles,<br />
ils restent là toute l’année, au beau milieu du<br />
parc, et se contentent de cela. Il faut dire qu’ils<br />
se sont pris les meilleures places. Les nordistes<br />
sont de purs Sahéliens. En saison sèche, ils<br />
montent au parc de Kalamaloué, où ils occupent<br />
les mares, et les plus courageux poursuivent<br />
leur route jusqu’au lac Tchad. Curieux ce goût<br />
pour les zones arides. Ce sont des individus<br />
sages et austères, presque aussi sobres que<br />
les chameaux. Ils croisent très peu d’hommes.<br />
» Depuis que l’eau est revenue dans le parc,<br />
nous – les aventuriers du Sud –, on part moins<br />
longtemps. On fait moins de dégâts chez les<br />
hommes, et tout le monde est content. Il faut<br />
avouer que nos expéditions sont périlleuses.<br />
On n’est pas à l’abri d’attaques surprises<br />
organisées par les chasseurs professionnels.<br />
Ils ont le droit de tuer trente éléphants par an,<br />
mais en général ils se contentent d’une bonne<br />
dizaine. Les braconniers ne sont pas beaucoup<br />
plus meurtriers, mais ont la fâcheuse manie<br />
de venir nous surprendre à l’intérieur du parc,<br />
avec des moyens à faire blêmir les mercenaires<br />
les plus endurcis. Avec nous, ils prennent des<br />
risques pour pas grand-chose, car nous avons<br />
de toutes petites défenses. D’autres qualités<br />
néanmoins. Mais pour l’ivoire, il faut bien dire<br />
que nous ne sommes pas très compétitifs. C’est<br />
notre chance. Je crois aussi qu’on nous mange<br />
en sauce, mais ça non plus, ça ne plaît pas à tout<br />
le monde. Et puis, nous ne sommes pas les seuls<br />
éléphants au Cameroun. Dans le sud du pays,<br />
ils sont bien plus nombreux. Nous, les éléphants<br />
de la plaine de Waza Logone, nous représentons<br />
environ un dixième des effectifs. Mais c’est<br />
notre groupe qui grandit le plus vite. Peut-être<br />
qu’un jour nous dépasserons les autres.<br />
Tout cela dépend des hommes. Soit ils veulent<br />
à tout prix nous protéger, mais, dans ce cas,<br />
ils doivent accepter que l’on prenne de la place<br />
et comprendre que le parc ne nous suffit plus.<br />
Soit ils veulent s’accaparer la plaine, avec leurs<br />
champs, leurs canaux, leurs hameaux. Alors<br />
nous continuerons cette petite guerre, ou nous<br />
nous en irons vers d’autres contrées. Quand<br />
nous sommes arrivés dans la région, nous nous<br />
abritions dans les bosquets. C’était nos villages<br />
à nous. Mais au fur et à mesure que les villes<br />
grandissaient, nos îlots de verdure<br />
disparaissaient. Il fallait du bois pour construire<br />
et pour chauffer. On s’est mis à divaguer.<br />
» En vérité, on se ressemble. Peut-être un peu<br />
trop pour s’entendre. On a les mêmes défauts,<br />
les mêmes lubies. Gagner du territoire, avoir<br />
de l’eau et des vivres. Ah ! le problème est<br />
compliqué. Tout cela est bien fatigant pour<br />
un pauvre éléphant. D’ailleurs, ça me donne<br />
sacrément faim. J’ai repéré ce matin un petit<br />
champ encore vert qui me tente bien. Je vais<br />
de ce pas en aviser les miens. »<br />
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