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HISTOIRES D'EAUX ET D'HOMMES

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86<br />

«<br />

J<br />

e me souviens de ces petits matins<br />

de pêche. On avançait l’heure de la prière<br />

pour être à temps au rendez-vous sur<br />

le grand fleuve. De ces heures matinales<br />

dépendait l’humeur de toute une journée,<br />

de toute une famille. Je savais que<br />

ma femme attendait mon retour. Juste<br />

un regard qui voulait dire « Alors ? ». Alors rien<br />

certains jours, ou si peu que j’avais presque<br />

honte de lui tendre le seau. Alors beaucoup<br />

les jours où Dieu m’aidait à placer mon filet<br />

au bon endroit. Alors bonheur, ces jours rares<br />

mais pourtant vrais où les sardines sautaient<br />

d’elles-mêmes dans ma pirogue. Bonheur<br />

d’un pauvre pêcheur de rapporter sous le soleil<br />

encore pâle pareil butin : assez pour fournir<br />

la sauce du jour, participer copieusement à<br />

la réserve qui marinera en canari et sortira<br />

en saison sèche, et assez même pour payer<br />

un bout du pagne qui plaisait tant à ma femme.<br />

» Je me souviens. J’étais jeune et courageux.<br />

Je n’avais peur de rien. Mon corps ne refusait<br />

jamais l’effort. Je n’avais qu’une seule épouse, et<br />

je m’en suffisais largement. Trois beaux enfants.<br />

Bon, c’était des filles, mais le garçon allait suivre,<br />

j’en étais sûr. Et puis la mort de mon père,<br />

le second mariage, l’héritage. Je savais bien<br />

compter, alors je me suis lancé, on m’a même<br />

un peu poussé. Aujourd’hui, je me porte plutôt<br />

bien, un peu trop peut-être, et mes quinze<br />

enfants ne se plaignent pas dans ma maison<br />

de Maroua, presque une villa. Je ne me déplace<br />

plus beaucoup. J’envoie des employés sur<br />

la route ou sur l’eau pour collecter ce que<br />

mes petits frères du village récoltent. Je me<br />

LA PEAU D’ UN PÊCHEUR<br />

suis endurci, j’ai appris à négocier, à serrer<br />

les prix comme les sardines dans le canari.<br />

Mon bénéfice est honorable et les risques<br />

sont presque nuls. Quand le poisson est rare,<br />

son prix monte en flèche sur le marché.<br />

Quand il abonde, les marges sont faibles mais<br />

on joue sur le nombre. Avant je partageais<br />

le transport avec d’autres commerçants :<br />

on louait à cinq ou six un camion. Cette année,<br />

j’ai mon propre véhicule, réfrigéré, et en très<br />

bon état s’il vous plaît. Là, c’est moi qui suis<br />

parti au village chercher le poisson, je voulais<br />

montrer l’acquisition. Ce n’est pas par fierté,<br />

vraiment, c’est plutôt pour faire plaisir à ma<br />

vieille maman. Je lui offre des ustensiles, des<br />

habits, des bricoles. Mes petits frères ont leur<br />

sono, des cassettes et des survêtements. J’ai<br />

changé la paille du toit par des feuilles de tôle<br />

et je veille aux études de mes neveux. Chacun<br />

son rôle, j’accepte ce que Dieu m’a donné d’être<br />

aujourd’hui. Ai-je le choix ? Je ne crois pas. Mais<br />

dès que j’aurai le temps, c’est sûr, je retournerai<br />

pêcher. Si ma carcasse ne me fait pas défaut,<br />

je reprendrai la pêche, et pour de vrai. Partir de<br />

nuit, être sur l’eau à l’heure où le soleil et la lune<br />

et le ciel attirent dans tes filets le bonheur d’un<br />

jour. En vérité, chaque matin au chant du muezzin,<br />

encore dans mon sommeil, je suis prêt à partir.<br />

Les gestes me reviennent : démailler les<br />

sardines qui filent entre les doigts, démêler le<br />

filet qui cisaille la peau. Cette peau de pêcheur<br />

que je laisse au creux du lit. »

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