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comme il est, il a souvent droit à quelques<br />
corrections en guise de repentance. Laisser<br />
traîner les engins de pêche, oublier de<br />
rapporter du village le tabac du père ou le cube<br />
pour la sauce… Il accumule les bêtises et<br />
quelque fois, il ne sait pas pourquoi, il pèche<br />
aussi par insolence. Un sentiment d’injustice,<br />
d’incompréhension, de révolte face au manque<br />
d’égard de l’homme pour ce qui l’environne,<br />
un sentiment qui déborde de sa bouche par<br />
mots aiguisés ; il s’en étonne lui-même. Mais là,<br />
quand sa note ronde et vide est tombée sur son<br />
pupitre, il n’a rien osé dire. Il a compris depuis<br />
longtemps qu’il avait la chance d’aller à l’école<br />
et qu’il n’avait pas le droit de gâcher cet<br />
avantage. Alors, il a honte, il sait qu’il va être<br />
raillé par ses frères, lui qui veut devenir un jour<br />
vétérinaire, et que sa mère sera déçue par lui,<br />
ce qui est encore pire. Comment gâter ses<br />
chances, comme ça. Il s’en veut terriblement.<br />
Bon, il sait qu’il a quelques circonstances<br />
atténuantes. En ce moment, l’école se joue<br />
sous une frêle paillote, car le vrai bâtiment<br />
a complètement fondu. Mangé par en haut par<br />
les pluies, par en bas par la crue. L’acoustique<br />
sous la paillote n’est pas excellente, et vraiment<br />
il n’arrivait pas à entendre. Pour la leçon non<br />
apprise, c’est de sa faute, il n’avait qu’à se lever<br />
plus tôt au lieu de dormir jusqu’à 5 heures,<br />
avant de rejoindre en pirogue puis à pied<br />
son école. Il aurait pu travailler en route, sous<br />
la lumière blafarde du petit jour. À dire vrai,<br />
il était fatigué, il a réparé les filets jusque tard<br />
dans la nuit, et ça fait mal aux yeux.<br />
Au campement, ils ne sont que deux à aller<br />
à l’école. Pour son père, c’est un privilège,<br />
un sacrifice ; pour son grand-père, plutôt un<br />
sacrilège à l’égard de l’art d’être et de rester<br />
pêcheur. Bouba, lui, ne sait pas trop au fond<br />
si c’est là son chemin. Il reprend le fil de sa<br />
pensée. Inutile de mentir, le père ne sait pas<br />
bien lire les lettres, mais reconnaît les chiffres.<br />
Et un zéro triplement souligné, ça ne passe pas<br />
inaperçu. Il connaît d’avance le scénario mais<br />
s’évertue à en imaginer de plus romanesques.<br />
Quand soudain, sous un bosquet de palmiersdoums,<br />
il entend puis aperçoit son oiseau-roi.<br />
Un drôle d’oiseau, un oiseau d’eau, cousin<br />
germain de la grue couronnée, mais bien plus<br />
rare, plus altier, plus solitaire : le jabiru. Il l’avait<br />
déjà vu mais ne se souvenait plus si c’était en<br />
rêve ou sur terre. Il avait préféré garder cela<br />
pour lui, parce que d’abord, quand il parle<br />
d’oiseau, on ne l’écoute jamais à sa juste<br />
mesure, c’est-à-dire passionnément, et ça<br />
le déçoit toujours un peu. On se moque<br />
gentiment de lui, on l’affuble de sobriquets<br />
à plumes. Avec l’agilité d’un serval, Bouba<br />
s’approche et distingue à présent précisément<br />
le somptueux plumage de son cadeau du ciel.<br />
Leurs regards se croisent et, pour quelques<br />
secondes, ils s’apprivoisent, puis s’envolent<br />
chacun de son côté. Bouba a ouvert ses ailes<br />
et plane de bonheur. Il jette un œil en bas,<br />
aperçoit la mare, y jette en riant son zéro<br />
qui rebondit et rebondit sur l’eau.<br />
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