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HISTOIRES D'EAUX ET D'HOMMES

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foulard d’Orient, il n’a pas grandi, il se serait<br />

même légèrement voûté ; de plus en plus<br />

souvent, il demande à sa canne de l’aider à<br />

marcher. Il n’est toujours pas allé à La Mecque,<br />

ne connaît pas plus de versets, mais il faut<br />

pourtant avouer qu’il a gagné en dignité.<br />

C’est peut-être l’idée qu’il se fait de la vie<br />

qui le grandit, ce regard élargi qu’il porte<br />

sur la nature. N’est-il pas né pour elle, pour<br />

la contempler, préserver ses fruits ? Au sein<br />

de son waldé, il inspire un respect intégral.<br />

Quand il n’est pas là, on ne dit mot aux<br />

étrangers, ou juste quelques banalités pour<br />

rester poli. Quand il est là, il est le seul à parler,<br />

à moins qu’il ait délégué sa parole à autrui.<br />

L’obéissance est de rigueur, naturellement.<br />

Pour la gestion du waldé, les rouages sont<br />

si bien huilés qu’il n’y a pas à tergiverser.<br />

Dans la cour de sa parcelle, il croise l’une de<br />

ses filles. Le matin même, elle s’est fait tatouer<br />

les gencives à l’indigo. Elle cache sa bouche<br />

piquetée pour la belle cause derrière un triangle<br />

de coton. Ses yeux presque aussi boursouflés<br />

laissent deviner qu’elle a passé quelques<br />

mauvais quarts d’heure. On l’excusera d’avoir<br />

pleuré ; la prochaine fois, pour les paupières,<br />

elle essaiera d’être plus courageuse. Elle joue<br />

avec la dernière femme de son père, elles<br />

ont presque le même âge, celui des secrets<br />

et des fous rires. En revanche, devant la première<br />

épouse, la bienséance exige une certaine<br />

retenue. En signe de servilité, elle baisse<br />

des yeux de chien battu en inclinant la tête.<br />

Il reste encore deux nuits avant de lever<br />

le camp. Dia le ardo doit en informer le chef<br />

de chacune des familles qui composent son<br />

waldé. Il dit en avoir une centaine, mais on<br />

ne sait pas très bien si l’on compte en troupeaux<br />

ou en cases. Qu’importe, on retiendra qu’il y<br />

a du monde dans son campement, avec autour<br />

quelques milliers de bœufs bien cornés.<br />

Des attributs qui font la fierté des bergers, qu’ils<br />

en soient propriétaires – mais c’est de plus en<br />

plus rare – usufruitiers ou simples guides.<br />

Des cornes qui démarquent ostensiblement les<br />

bœufs transhumants des vaches de sédentaires.<br />

De quoi fendre l’air et braver l’ennemi,<br />

ces chacals, hyènes et autres figurants de basse<br />

espèce qui vous gâchent la vie en brousse.<br />

Le waldé entrera dans la plaine par Guirvidic<br />

et poursuivra sa route jusqu’à Lahaï. Un mois<br />

de voyage, trois mois de séjour au bord du<br />

fleuve, puis un départ à nouveau. Redescendre<br />

jusqu’au sud du lac Maga, y paître quelques<br />

mois, puis retourner à Kolara. L’itinéraire paraît<br />

classique, mais relève en fait d’une décision<br />

longuement mûrie. En fonction de l’eau bien sûr,<br />

ce qui demande une enquête soignée où<br />

les indicateurs, les hypothèses, les données<br />

empiriques et le calcul de risques n’ont rien<br />

à envier aux outils d’un ingénieur en projet.<br />

Sans compter sur ce qui ne se compte pas et<br />

se raconte à peine : pouvoirs du ciel, savoirs<br />

occultes, forces de la nature.<br />

Il faut savoir aussi où échanger : vendre et<br />

s’approvisionner font partie des préoccupations<br />

majeures des Peul transhumants, même si, là<br />

encore, la discrétion est de rigueur. On ne vit<br />

pas que de vaches et d’eau fraîche, les besoins<br />

se matérialisent aussi dans le cercle des waldé.<br />

C’est ainsi qu’on croise dans les yaérés<br />

des bergers oreille collée à leur transistor,<br />

regard rivé à leur bracelet-montre. Le thé et<br />

la kola ont fait quelques fervents amateurs chez<br />

les nomades, un extra qui donne du tonus. Sur<br />

les marchés, en bord de plaine, on ne s’y trompe<br />

pas d’ailleurs. Quand les troupeaux investissent<br />

la plaine, la région s’enrichit pour la saison<br />

de milliers de saisonniers.Vingt à trente mille<br />

bouches à nourrir et corps à vêtir. À équiper,<br />

à soigner. Sur ce point, Dia le ardo préfère<br />

prévenir que guérir. À Kolara, il achètera, avant<br />

le grand départ, des comprimés contre<br />

les fièvres. Et, si le temps le lui permet, il ira<br />

s’assurer que le petit Ahmed est guéri pour<br />

de bon de sa méchante pneumonie. Dans<br />

la plaine, on peut surtout compter sur ce que<br />

la nature veut bien vous donner. Dia s’y connaît<br />

en phytothérapie, et dans son waldé vit<br />

un maître des plantes réputé pour ses miracles,<br />

sur les bêtes comme sur les hommes.<br />

Sous l’acacia, le chef révise l’agenda et le plan<br />

d’accès qu’il a tracés dans sa tête. Un départ<br />

sans inquiétude. Il sait que, cette année, l’eau<br />

est venue dans la plaine. Il peut dormir serein<br />

ou rêver éveillé de transhumer en paix.<br />

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