24.06.2013 Views

LES CARACTÈRES - Oasisfle

LES CARACTÈRES - Oasisfle

LES CARACTÈRES - Oasisfle

SHOW MORE
SHOW LESS

You also want an ePaper? Increase the reach of your titles

YUMPU automatically turns print PDFs into web optimized ePapers that Google loves.

qui ont été servies au dernier repas où il s’est trouvé ; il dit<br />

combien il y a eu de potages, et quels potages ; il place ensuite le<br />

rôt et les entremets ; il se souvient exactement de quels plats on<br />

a relevé le premier service ; il n’oublie pas les hors-d’œuvre, le<br />

fruit et les assiettes ; il nomme tous les vins et toutes les liqueurs<br />

dont il a bu ; il possède le langage des cuisines autant<br />

qu’il peut s’étendre, et il me fait envie de manger à une bonne<br />

table où il ne soit point. Il a surtout un palais sûr, qui ne prend<br />

point le change, et il ne s’est jamais vu exposé à l’horrible inconvénient<br />

de manger un mauvais ragoût ou de boire d’un vin<br />

médiocre. C’est un personnage illustre dans son genre, et qui a<br />

porté le talent de se bien nourrir jusques où il pouvait aller : on<br />

ne reverra plus un homme qui mange tant et qui mange si bien ;<br />

aussi est-il l’arbitre des bons morceaux, et il n’est guère permis<br />

d’avoir du goût pour ce qu’il désapprouve. Mais il n’est plus : il<br />

s’est fait du moins porter à table jusqu’au dernier soupir ; il<br />

donnait à manger le jour qu’il est mort. Quelque part où il soit,<br />

il mange ; et s’il revient au monde, c’est pour manger.<br />

I23 (IV)<br />

Ruffin commence à grisonner ; mais il est sain, il a un visage<br />

frais et un œil vif qui lui promettent encore vingt années de vie ;<br />

il est gai, jovial, familier, indifférent ; il rit de tout son cœur, et il<br />

rit tout seul et sans sujet : il est content de soi, des siens, de sa<br />

petite fortune ; il dit qu’il est heureux. Il perd son fils unique,<br />

jeune homme de grande espérance, et qui pouvait un jour être<br />

l’honneur de sa famille ; il remet sur d’autres le soin de le pleurer<br />

; il dit : « Mon fils est mort, cela fera mourir sa mère » ; et il<br />

est consolé. Il n’a point de passions, il n’a ni amis ni ennemis,<br />

personne ne l’embarrasse, tout le monde lui convient, tout lui<br />

est propre ; il parle à celui qu’il voit une première fois avec la<br />

même liberté et la même confiance qu’à ceux qu’il appelle de<br />

vieux amis, et il lui fait part bientôt de ses quolibets et de ses<br />

historiettes. On l’aborde, on le quitte sans qu’il y fasse attention,<br />

et le même conte qu’il a commencé de faire à quelqu’un, il<br />

l’achève à celui qui prend sa place.<br />

– 312 –

Hooray! Your file is uploaded and ready to be published.

Saved successfully!

Ooh no, something went wrong!