Lettres de la prison - Les Classiques des sciences sociales - UQAC
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(Lettre 79.)<br />
Très chère Tania,<br />
Retour à <strong>la</strong> table <strong>de</strong>s matières<br />
Antonio GRAMSCI, <strong>Lettres</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>prison</strong> (1926-1937). Traduction, 1953. 164<br />
Prison <strong>de</strong> Turi, 18 mai 1931<br />
...Je reçois à l'instant ta lettre du 15 mai et celle <strong>de</strong> Julie. J'aurais souhaité que tu<br />
me donnes tes impressions sur <strong>la</strong> lettre <strong>de</strong> Julie. Moi, il m'est encore difficile <strong>de</strong> voir<br />
c<strong>la</strong>ir. Il me semble que l'on pourrait i<strong>de</strong>ntifier un noyau positif : à savoir que Julie a<br />
acquis une certaine confiance en elle-même et dans ses propres forces, mais cette<br />
confiance <strong>de</strong> caractère purement intellectuel, rationnel, est-elle profon<strong>de</strong> ? Il me<br />
semble que soit trop évi<strong>de</strong>nt le caractère cérébral <strong>de</strong> son état d'âme, que son analyse<br />
n'en soit pas encore arrivée au moment <strong>de</strong> l'effort, <strong>de</strong> l'impulsion volontaire. Ce qui<br />
rassure un peu, c'est que Julie, comme <strong>la</strong> majorité <strong>de</strong>s Russes d'aujourd'hui, a une<br />
gran<strong>de</strong> foi dans <strong>la</strong> science et j'entends bien une foi <strong>de</strong> caractère presque religieux,<br />
celle que nous, Occi<strong>de</strong>ntaux, nous avons éprouvée à <strong>la</strong> fin du siècle <strong>de</strong>rnier et que<br />
nous avons perdue par le moyen <strong>de</strong> <strong>la</strong> critique <strong>de</strong> <strong>la</strong> Philosophie mo<strong>de</strong>rne et plus<br />
particulièrement à cause du désastre <strong>de</strong> <strong>la</strong> démocratie politique. La science elle-même<br />
a été soumise à <strong>la</strong> « critique » et s'est vue assigner <strong>de</strong>s limites. Je n'aurais jamais cru<br />
qu'à Turi il pourrait se trouver quelqu'un capable <strong>de</strong> dire quelque chose d'intelligent,<br />
comme il me semble que tu aies eu l'occasion <strong>de</strong> le constater. Mais ce qui t'a été dit<br />
était-ce si intelligent ? Il me semble qu'il ne soit pas difficile <strong>de</strong> trouver <strong>de</strong> splendi<strong>de</strong>s<br />
formules <strong>de</strong> vie; ce qui est difficile, c'est justement <strong>de</strong> vivre. Je lisais, il n'y a pas<br />
longtemps, que, dans l'Europe mo<strong>de</strong>rne, seuls quelques Italiens ou quelques Espagnols<br />
ont encore conservé le goût <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie : c'est peut-être possible, bien qu'il s'agisse<br />
là d'affirmations générales qui pourraient difficilement être suivies <strong>de</strong> preuves.<br />
Parfois, il s'agit d'équivoques assez comiques. J'eus une fois une discussion curieuse<br />
avec C<strong>la</strong>ra Zetkin qui justement admirait les Italiens pour leur goût <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie et qui<br />
croyait en trouver une preuve subtile dans le fait que les Italiens disent : « heureuse<br />
nuit » et non « tranquille nuit » comme les Russes, « bonne nuit » comme les Allemands,<br />
etc. Que les Allemands, les Russes et même les Français ne pensent pas à <strong>de</strong>s<br />
« nuits heureuses », c'est possible, mais les Italiens parlent aussi d' « heureux voyage<br />
» et d' « affaires heureusement réussies », ce qui diminue <strong>la</strong> valeur évocatrice du mot<br />
« heureux » ; par ailleurs les Napolitains disent d'une belle femme qu'elle est « bonne<br />
», sans aucune malice, c'est sûr, parce que « belle » est proprement une forme <strong>de</strong><br />
l'antique « Donu<strong>la</strong> ». En résumé, il me semble que les règles <strong>de</strong> vie usuelles, qu'elles<br />
soient exprimées avec <strong>de</strong>s mots ou qu'elles résultent <strong>de</strong>s habitu<strong>de</strong>s d'un peuple, ont un<br />
seul intérêt: elles servent d'excitation ou <strong>de</strong> justification à ceux qui n'ont que <strong>de</strong>s