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Lettres de la prison - Les Classiques des sciences sociales - UQAC

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Antonio GRAMSCI, <strong>Lettres</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>prison</strong> (1926-1937). Traduction, 1953. 222<br />

et <strong>la</strong> composition <strong>de</strong> l'Histoire <strong>de</strong> l'Europe. Peut-on imaginer une histoire unitaire <strong>de</strong><br />

l'Europe que l'on ferait partir <strong>de</strong> 1815, c'est-à-dire <strong>de</strong> <strong>la</strong> Restauration ? Si une histoire<br />

<strong>de</strong> l'Europe peut être écrite comme <strong>la</strong> formation d'un bloc historique, elle ne peut<br />

exclure <strong>la</strong> Révolution française et les guerres napoléoniennes, qui sont les prémisses «<br />

économico-juridiques », le moment <strong>de</strong> <strong>la</strong> force et <strong>de</strong> <strong>la</strong> lutte du bloc historique européen.<br />

Croce se saisit du moment suivant, celui où les forces déchaînées précé<strong>de</strong>mment<br />

se sont équilibrées, « purgées », pour ainsi dire; il fait <strong>de</strong> ce moment un fait en<br />

soi et il construit son paradigme historique. Il en avait fait <strong>de</strong> même avec l'Histoire <strong>de</strong><br />

l'Italie : commençant en 1870, elle négligeait le moment <strong>de</strong> <strong>la</strong> lutte, le moment<br />

économique, pour n'être qu'une apologie du moment pur éthico-politique, comme si<br />

celui-ci était tombé du ciel. Croce, naturellement, avec toutes les habiletés et les<br />

subtilités du <strong>la</strong>ngage critico-mo<strong>de</strong>rne, a donné naissance à une nouvelle forme d'histoire<br />

rhétorique; <strong>la</strong> forme actuelle est justement l'histoire spécu<strong>la</strong>tive. Ce<strong>la</strong> se voit<br />

mieux encore si l'on examine le « concept historique » qui est au centre du livre <strong>de</strong><br />

Croce, c'est-à-dire le concept <strong>de</strong> « liberté ». Croce, en contradiction avec lui-même,<br />

confond <strong>la</strong> «liberté » en tant que principe philosophique ou conception spécu<strong>la</strong>tive, et<br />

liberté en tant qu'idéologie ou instrument pratique <strong>de</strong> gouvernement, élément d'unité<br />

morale « hégémonique ». Si toute l'histoire est histoire <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté ou <strong>de</strong> l'esprit qui<br />

se crée lui-même (et dans ce <strong>la</strong>ngage liberté égale esprit, esprit égale histoire, histoire<br />

égale liberté) pourquoi l'histoire <strong>de</strong> l'Europe du XIXe siècle serait-elle seule l'histoire<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté ? Ce ne sera donc pas une histoire <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté au sens philosophique,<br />

mais une histoire <strong>de</strong> l’auto-conscience <strong>de</strong> cette liberté et <strong>de</strong> <strong>la</strong> diffusion <strong>de</strong> cette autoconscience,<br />

sous forme d'une religion, dans les couches intellectuelles, et, sous forme<br />

d'une superstition, dans les couches popu<strong>la</strong>ires qui se sentent ainsi unies aux couches<br />

intellectuelles et qui sentent qu'elles font partie d'un bloc politique dont les<br />

intellectuels en question sont les porte-drapeaux et les prêtres. Il s'agit donc d'une<br />

idéologie, c'est-à-dire d'un instrument pratique <strong>de</strong> gouvernement et il conviendra<br />

d'étudier <strong>la</strong> base pratique sur <strong>la</strong>quelle elle se fon<strong>de</strong>. La « liberté » en tant que concept<br />

historique est <strong>la</strong> dialectique même <strong>de</strong> l'histoire et elle n'a pas <strong>de</strong> « représentations »<br />

pratiques distinctes et individuelles. L'histoire était liberté même dans les satrapies<br />

orientales, tant il est vrai que même alors il y avait un « mouvement » historique et<br />

que ces satrapies se sont écroulées. En résumé, il me semble que les mots changent,<br />

les mots sont cependant bien prononcés, mais les choses ne sont nullement mises 'à<br />

vif. Il me semble que <strong>la</strong> Critica fascista a, dans un article, écrit <strong>la</strong> critique juste<br />

lorsqu'elle observe, <strong>de</strong> manière d'ailleurs peu explicite, que, dans vingt ans, Croce,<br />

voyant <strong>la</strong> perspective du présent, pourra trouver sa justification historique comme<br />

procès <strong>de</strong> liberté. Du reste, si tu te souviens du premier point que je t'ai écrit, c'est-àdire<br />

les observations sur le comportement <strong>de</strong> Croce pendant <strong>la</strong> guerre, tu comprendras<br />

mieux son point <strong>de</strong> vue : comme « prêtre » <strong>de</strong> <strong>la</strong> mo<strong>de</strong>rne religion <strong>de</strong> l'histoire, Croce<br />

vit <strong>la</strong> thèse et l'antithèse du procès historique et il insiste dans l'une et dans l'autre<br />

pour <strong>de</strong>s « raisons pratiques » parce que, dans le présent, il voit l'avenir et que <strong>de</strong><br />

celui-ci il se préoccupe autant que du présent. A chacun sa part : aux « prêtres » celle<br />

<strong>de</strong> sauvegar<strong>de</strong>r les len<strong>de</strong>mains. Au fait, il y a une belle dose <strong>de</strong> cynisme dans cette<br />

conception « éthico-politique » ; c'est <strong>la</strong> forme actuelle du machiavélisme...<br />

Je t'embrasse affectueusement,<br />

ANTOINE.

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