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Lettres de la prison - Les Classiques des sciences sociales - UQAC

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(Lettre 38.)<br />

Très chère Julie,<br />

Retour à <strong>la</strong> table <strong>de</strong>s matières<br />

Antonio GRAMSCI, <strong>Lettres</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>prison</strong> (1926-1937). Traduction, 1953. 95<br />

Prison <strong>de</strong> Turi, 19 novembre 1928.<br />

J'ai été très méchant avec toi. Mes justifications ne sont guère fondées. Après le<br />

départ <strong>de</strong> Mi<strong>la</strong>n je me suis fatigué énormément. Toutes mes conditions <strong>de</strong> vie se sont<br />

aggravées. J'ai senti plus vivement le poids <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>prison</strong>. A présent je suis un peu<br />

mieux. Le fait même qu'une certaine stabilisation est intervenue, que l'existence se -<br />

déroule selon certaines règles, a normalisé en un certain sens le cours <strong>de</strong> mes pensées.<br />

J'ai été très heureux <strong>de</strong> recevoir ta photographie et celle <strong>de</strong>s enfants. Quand il<br />

existe une trop longue durée entre les impressions visuelles, l'intervalle se remplit <strong>de</strong><br />

mauvaises pensées; surtout en ce qui concerne julien je ne savais plus que penser, je<br />

n'avais plus aucune image <strong>de</strong> lui en mémoire. Aujourd'hui je suis vraiment satisfait.<br />

En général, <strong>de</strong>puis quelques mois, je me sens plus isolé et plus coupé <strong>de</strong> toute <strong>la</strong> vie<br />

du mon<strong>de</strong>. Je lis beaucoup, <strong>de</strong>s livres, <strong>de</strong>s revues; je dis : beaucoup en pensant à <strong>la</strong> vie<br />

intellectuelle que l'on peut avoir en réclusion. Mais j'ai beaucoup perdu le goût <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

lecture. <strong>Les</strong> livres et les revues donnent seulement <strong>de</strong>s idées générales, <strong>de</strong>s ébauches<br />

plus ou moins bien réussies <strong>de</strong>s grands courants <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie du mon<strong>de</strong>, mais ils ne<br />

peuvent donner l'impression immédiate, directe, vivante <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie <strong>de</strong> Pierre, <strong>de</strong> Paul,<br />

<strong>de</strong> Jean, d'individus particuliers et réels, et je ne parle pas <strong>de</strong>s œuvres où l'on ne peut<br />

même pas distinguer ce qui a été universalisé et généralisé.<br />

Il y a quelques années, en 1919 et en 1920, je connaissais un jeune ouvrier, très<br />

sincère et très sympathique. Chaque samedi, à <strong>la</strong> sortie du travail, il venait dans mon<br />

bureau pour être le premier à lire <strong>la</strong> revue que je faisais 1 . Il me disait souvent : « Je<br />

n'ai pas pu dormir opprimé par ce souci : que fera le japon? » Le japon l'obsédait littéralement<br />

parce que dans les journaux italiens, du japon on en parle seulement lorsque<br />

meurt le Mikado ou qu'un tremblement <strong>de</strong> terre tue au moins dix mille personnes. Le<br />

japon échappait à mon jeune ouvrier. Il n'arrivait pas à possé<strong>de</strong>r une vue systématique<br />

<strong>de</strong>s forces du mon<strong>de</strong> et pour ce<strong>la</strong> il croyait ne comprendre rien à rien. Moi, en ce<br />

temps-là, je riais d'un tel état d'âme et je me moquais <strong>de</strong> mon ami. Aujourd'hui, je le<br />

comprends. Moi aussi j'ai mon japon: c'est <strong>la</strong> vie <strong>de</strong> Pierre, <strong>de</strong> Paul, et même <strong>de</strong> Julie,<br />

<strong>de</strong> Delio, <strong>de</strong> Julien. Il me manque vraiment <strong>la</strong> sensation molécu<strong>la</strong>ire : comment<br />

pourrais-je même sommairement percevoir <strong>la</strong> vie <strong>de</strong> l'ensemble ? Même ma propre<br />

vie se trouve être comme recroquevillée et paralysée; comment en serait-il autrement<br />

1 L'Ordre rioïiveait, bebdomadaire.

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