Lettres de la prison - Les Classiques des sciences sociales - UQAC
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Antonio GRAMSCI, <strong>Lettres</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>prison</strong> (1926-1937). Traduction, 1953. 185<br />
<strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>de</strong>s nouvelles <strong>de</strong> Guido et espère qu'il est avec Dante, mais lorsqu'il entend<br />
le poète (peu exactement informé du châtiment auquel Cavalcante est condamné)<br />
employer le verbe au passé, il eut 1 , il pousse un cri déchirant puis « supin rical<strong>de</strong> e<br />
più non parve fuora » 2 . 3. Comme dans <strong>la</strong> première partie <strong>de</strong> l'épiso<strong>de</strong> le « dédain <strong>de</strong><br />
Guido » 3 est <strong>de</strong>venu le centre <strong>de</strong>s recherches <strong>de</strong> tous les fabricants d'hypothèses et <strong>de</strong><br />
contributions 4 , <strong>de</strong> même dans <strong>la</strong> secon<strong>de</strong> partie <strong>la</strong> prévision <strong>de</strong> Farinata sur l'exil <strong>de</strong><br />
Dante retient gran<strong>de</strong>ment l'attention. Il me semble que l'importance <strong>de</strong> <strong>la</strong> secon<strong>de</strong><br />
partie consiste particulièrement dans le fait qu'elle éc<strong>la</strong>ire le drame <strong>de</strong> Cavalcante et<br />
qu'elle donne tous les éléments essentiels qui permettent au lecteur <strong>de</strong> revivre ce<br />
drame. Serait-ce pour ce<strong>la</strong> une poésie <strong>de</strong> l'ineffable, <strong>de</strong> l'inexprimé ? je ne crois pas.<br />
Dante ne renonce pas à représenter le drame directement parce que justement ce<strong>la</strong> est<br />
sa manière <strong>de</strong> le représenter ainsi. Il s'agit d'un « mo<strong>de</strong> d'expression » et je pense que<br />
les « mo<strong>de</strong>s d'expression » peuvent changer dans le temps ainsi que change <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue<br />
proprement dite. (Seul Bertoni croit être crocien 5 en remettant en circu<strong>la</strong>tion <strong>la</strong> vieille<br />
théorie <strong>de</strong>s paroles belles et <strong>de</strong>s paroles <strong>la</strong>i<strong>de</strong>s comme s'il s'agissait d'une nouveauté<br />
linguistique déduite <strong>de</strong> l'esthétique crocienne.)<br />
Je me souviens qu'en 1912, en suivant le cours d'histoire <strong>de</strong> l'art du professeur<br />
Toesca, je connus <strong>la</strong> reproduction du tableau pompéien où Médée assiste à l'exécution<br />
<strong>de</strong>s fils qu'elle a eus <strong>de</strong> Jason. Elle y assiste avec les yeux bandés et je crois me<br />
souvenir que Toesca disait qu'il y avait là une manière <strong>de</strong> s'exprimer <strong>de</strong>s Anciens et<br />
que <strong>Les</strong>sing dans le Laocoon (je cite <strong>de</strong> mémoire) n'y voyait pas un artifice d'impuissants<br />
mais bien <strong>la</strong> meilleure manière <strong>de</strong> donner l'impression <strong>de</strong> <strong>la</strong> douleur infinie<br />
d'un père ou d'une mère, douleur qui, exprimée directement, aurait pris <strong>la</strong> forme d'une<br />
grimace. La parole même d'Ugolin 6 : « Posera più che il dolor potè il digiuno » 7<br />
appartient à ce <strong>la</strong>ngage et le peuple l'a comprise comme un voile jeté sur le père<br />
dévorant le fils. Rien <strong>de</strong> commun entre ces mo<strong>de</strong>s d'expression <strong>de</strong> Dante et tel autre<br />
<strong>de</strong> Manzoni. Lorsque Renzo pense à Lucie 8 après avoir gagné <strong>la</strong> frontière vénitienne,<br />
Manzoni écrit : « Nous n'essayerons pas <strong>de</strong> dire ce qu'il ressentait : le lecteur connaît<br />
les circonstances; qu'il l'imagine. » Mais Manzoni avait déjà déc<strong>la</strong>ré que, pour assurer<br />
<strong>la</strong> reproduction <strong>de</strong> notre espèce révérée, il y avait dans le mon<strong>de</strong> plus d'amour qu'il<br />
n'en fal<strong>la</strong>it pour qu'on dût aussi en parler dans les livres. Manzoni, en réalité,<br />
renonçait à peindre l'amour pour <strong>de</strong>s raisons d'ordre pratique et d'ordre idéologique.<br />
1 Cavalcante a donc <strong>de</strong>mandé à Dante On est mon fils Guido ? et pourquoi n'est-il pas avec toi ?<br />
2<br />
Dante répond : - Virgile me conduit, que votre Guido « ebbe a dis<strong>de</strong>gno » - que votre Guido<br />
méprisa. (Dans ebbe, on a <strong>la</strong> troisième personne du passé défini du verbe être.)<br />
« Il tomba à <strong>la</strong> renverse et on ne le vit pins. » (Vers 72 du Xe chant <strong>de</strong> L'Enfer.<br />
3 Pour Virgile.<br />
4 ...De contributions à <strong>la</strong> connaissance <strong>de</strong> La Divine Comédie (qui est peut-être l'œuvre au mon<strong>de</strong><br />
qui a provoqué le plus <strong>de</strong> commentaires et d'interprétations).<br />
5 Disciple, partisan du philosophe Bene<strong>de</strong>tto Croce.<br />
6 Ugolin Del<strong>la</strong> Gherar<strong>de</strong>sca, tyran italien <strong>de</strong> <strong>la</strong> secon<strong>de</strong> partie du XIIIe siècle. Poétisé par Dante<br />
(XXXIIIe chant <strong>de</strong> L'Enfer) on a oublié ses crimes pour ne plus se souvenir que <strong>de</strong> ses ,malheurs.<br />
Vaincu par l'archevêque <strong>de</strong> Pise Ruggero il fut enfermé avec ses <strong>de</strong>ux fils et ses <strong>de</strong>ux petits-fils<br />
dans un cachot dont on jeta les clefs dans le fleuve Arno. Ugolin succomba le <strong>de</strong>rnier après avoir<br />
essayé <strong>de</strong> se nourrir <strong>de</strong> ses enfants. Dante, dans L'Enfer, montre Uqolin qui assouvit sa vengeance<br />
en dévorant le crâne <strong>de</strong> l'archevêque Ruggero.<br />
7 « Et puis plus forte que <strong>la</strong> douleur fut <strong>la</strong> faim. » Ugolin fait à Dante le récit <strong>de</strong> sa terrible aventure.<br />
Dans le cachot ses enfants meurent l'un après l'autre. Au sixième jour il <strong>de</strong>meure seul, vivant et<br />
affamé. Il finit son récit avec les paroles citées par Gramsci... et nous n'en saurons pas plus long.<br />
8 Personnages du célèbre roman d'Alessandro MANZONI I Promessi Sposi (<strong>Les</strong> Fiancés).