Lettres de la prison - Les Classiques des sciences sociales - UQAC
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Antonio GRAMSCI, <strong>Lettres</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>prison</strong> (1926-1937). Traduction, 1953. 224<br />
(Lettre 132.)<br />
Ma chère Tania,<br />
Retour à <strong>la</strong> table <strong>de</strong>s matières<br />
Prison <strong>de</strong> Turi, le 6 juin 1932.<br />
... J'essaierai <strong>de</strong> répondre aux autres questions que tu me poses à propos <strong>de</strong> Croce,<br />
bien que je n'en comprenne pas bien l'importance et que je crois y avoir déjà répondu<br />
dans mes lettres précé<strong>de</strong>ntes. Relis le passage dans lequel j'ai indiqué l'attitu<strong>de</strong> que<br />
Croce a adoptée durant <strong>la</strong> guerre, et regar<strong>de</strong> si implicitement on n'y trouve pas <strong>la</strong><br />
réponse à une partie <strong>de</strong> tes <strong>de</strong>man<strong>de</strong>s actuelles. La rupture avec Gentile 1 est survenue<br />
en 1912 et c'est Gentile qui s'est éloigné <strong>de</strong> Croce, qui a cherché à s'en rendre<br />
philosophiquement indépendant. Je ne crois pas que Croce ait changé son orientation<br />
<strong>de</strong>puis ce temps-là, bien qu'il ait mieux défini sa doctrine; un changement plus<br />
notable est survenu entre 1900 et 1910. Ce que l'on appelle <strong>la</strong> « religion <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté »<br />
n'est pas une trouvaille <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>rnières années, c'est le résumé en une formule<br />
énergique <strong>de</strong> sa pensée <strong>de</strong> tout temps à partir du moment où il abandonna le catholicisme,<br />
comme il l'écrit lui-même dans son auto-biographie intellectuelle (Contribution<br />
à ma Propre critique). En ce<strong>la</strong>, Gentile ne me semble pas en désaccord avec<br />
Croce. Je crois que tu donnes une interprétation inexacte <strong>de</strong> <strong>la</strong> formule « religion <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
liberté », puisque tu lui prêtes un contenu mystique (c'est bien ce que l'on est tenté <strong>de</strong><br />
croire étant donné que tu fais allusion à un « refuge » dans cette religion et, par<br />
conséquent, à, une espèce <strong>de</strong> « fuite » hors du mon<strong>de</strong>, etc.). Rien <strong>de</strong> tout ce<strong>la</strong>.<br />
Religion <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté, ce<strong>la</strong> signifie simplement : foi dans <strong>la</strong> civilisation mo<strong>de</strong>rne qui<br />
n'a besoin ni <strong>de</strong> transcendance ni <strong>de</strong> révé<strong>la</strong>tions, mais qui porte en elle-même sa<br />
propre rationalité et sa propre origine. C'est donc une formule anti-mystique et si tu<br />
veux anti-religieuse. Pour Croce toute conception du mon<strong>de</strong>, toute philosophie, est<br />
une « religion » dans <strong>la</strong> mesure où elle <strong>de</strong>vient une règle <strong>de</strong> vie, une morale. <strong>Les</strong><br />
religions au sens confessionnel du mot sont-elles aussi <strong>de</strong>s « religions », mais <strong>de</strong>s<br />
religions mythologiques, et par conséquent dans un certain sens « inférieures », «<br />
primitives », correspondant presque à une enfance historique du genre humain. <strong>Les</strong><br />
origines d'une telle doctrine sont- déjà dans Hegel et dans Vico 2 , et elles constituent<br />
le patrimoine commun <strong>de</strong> toute <strong>la</strong> philosophie idéaliste italienne, aussi bien <strong>de</strong> Croce<br />
que <strong>de</strong> Gentile. C'est sur cette doctrine qu'est basée <strong>la</strong> réforme sco<strong>la</strong>ire <strong>de</strong> Gentile en<br />
ce qui concerne l'enseignement religieux dans les écoles, que Gentile lui-même<br />
1 GENTILE : philosophe idéaliste italien qui finit comme ministre <strong>de</strong> l'Instruction Publique <strong>de</strong><br />
Mussolini.<br />
2 Jean-Baptiste VICO : philosophe italien, historien, juriste (1668-1744). A <strong>la</strong>issé : Principes d'une<br />
science nouvelle re<strong>la</strong>tive à <strong>la</strong> nature commune <strong>de</strong>s nations et Principes <strong>de</strong> <strong>la</strong> philosophie <strong>de</strong><br />
l'histoire.