Lettres de la prison - Les Classiques des sciences sociales - UQAC
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(Lettre 82.)<br />
Très chère maman,<br />
Retour à <strong>la</strong> table <strong>de</strong>s matières<br />
Antonio GRAMSCI, <strong>Lettres</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>prison</strong> (1926-1937). Traduction, 1953. 169<br />
Prison <strong>de</strong> Turi, 15 juin 1931.<br />
J'ai reçu <strong>la</strong> lettre que tu m'as écrite avec <strong>la</strong> main <strong>de</strong> Thérésine. Tu <strong>de</strong>vrais souvent<br />
m'écrire ainsi : j'ai senti dans ta lettre toute ton âme et ta manière <strong>de</strong> raisonner; c'était<br />
vraiment une lettre <strong>de</strong> toi et non une lettre <strong>de</strong> Thérésine. Sais-tu ce qui m'est revenu<br />
en mémoire ? Le souvenir m'est revenu très c<strong>la</strong>ir du temps où j'étais en première ou<br />
secon<strong>de</strong> élémentaire et que tu me corrigeais mes <strong>de</strong>voirs : je me souviens parfaitement<br />
que je n'arrivais jamais à me rappeler que « uccello 1 » s'écrit avec <strong>de</strong>ux c et que<br />
cette faute tu me l'as corrigée au moins dix fois. Par conséquent si tu nous as appris à<br />
écrire (et, avant ce<strong>la</strong>, tu nous avais appris par cœur beaucoup <strong>de</strong> poésies; je me<br />
souviens encore <strong>de</strong> Ratap<strong>la</strong>n et <strong>de</strong> cette autre : « Le long <strong>de</strong>s rives <strong>de</strong> <strong>la</strong> Loire, - ce<br />
ruban d'argent -qui court sur cent lieues - à travers une belle région fortunée ») il est<br />
juste que l'un <strong>de</strong> nous te prête sa main pour écrire lorsque tu n'en as pas <strong>la</strong> force. Il est<br />
vrai que le souvenir <strong>de</strong> Ratap<strong>la</strong>n et <strong>de</strong> <strong>la</strong> chanson <strong>de</strong> <strong>la</strong> Loire te feront sourire. Et<br />
pourtant je me rappelle aussi combien j'admirais (je <strong>de</strong>vais avoir quatre ou cinq ans)<br />
ton habileté à imiter sur <strong>la</strong> table le roulement du tambour lorsque tu déc<strong>la</strong>mais<br />
Ratap<strong>la</strong>n. Et tu ne peux imaginer combien <strong>de</strong> choses je me rappelle dans lesquelles tu<br />
apparais toujours comme une force bienfaisante et pleine <strong>de</strong> tendresse pour nous. Si<br />
tu y penses bien, toutes les questions <strong>de</strong> l'âme et <strong>de</strong> l'immortalité <strong>de</strong> l'âme et du<br />
paradis et <strong>de</strong> l'enfer ne sont en fin <strong>de</strong> compte qu'une façon d'interpréter ce fait : à<br />
savoir que chacun <strong>de</strong> nos actes se transmet chez les autres selon sa valeur en bien ou<br />
en mal, passe <strong>de</strong> père en fils, d'une génération à l'autre et selon un mouvement<br />
perpétuel. Puisque tous les souvenirs que nous avons <strong>de</strong> toi sont <strong>de</strong>s souvenirs <strong>de</strong><br />
bonté et d'énergie et que tu as donné ta force pour nous élever, ce<strong>la</strong> signifie que tu es<br />
déjà dans l'unique et réel paradis qui existe et qui, je pense, pour une mère est le cœur<br />
<strong>de</strong> ses enfants. Tu vois ce que je t'écris ! Mais ne va pas imaginer que je veuille<br />
offenser tes opinions religieuses; je pense d'ailleurs que tu es d'accord avec moi plus<br />
qu'il n'y paraît. Dis à Thérésine que j'attends l'autre lettre qu'elle m'a promise. Je<br />
t'embrasse affectueusement avec toute <strong>la</strong> famille.<br />
1 Uccello : oiseau.<br />
ANTOINE.