Talons aiguilles et peinture fraîche (Harlequin Red Dress Ink) - Free

— Tu n’es pas obligé. On se verra à ton retour. Tu vas revenir, n’est-ce pas ?
— Bien sûr.
Silence. Il halète comme s’il était en plein jogging.
— … Il faut que je rassemble mes bagages.
C’est vrai. Buckley déménage.
Je raccroche et envisage d’appeler Raphael pour pleurer sur son épaule. Mais il m’en veut toujours
d’avoir quitté New York. Il est capable de me dire que j’aurais dû m’en douter, puisque j’avais déjà un
pied hors de Manhattan…
Quand nous nous sommes parlé samedi et que j’ai mentionné le canapé amputé, il n’a eu qu’un seul
commentaire, laconique et dépourvu de sympathie :
— Karma.
Ce que, bêtement, je lui ai demandé de clarifier. Il en a profité pour pontifier sur toutes les raisons
pour lesquelles je n’aurais jamais dû quitter New York. Quand il a atteint le stade où il voyait dans le
canapé mutilé une métaphore de notre amitié, j’ai prétendu avoir ma lessive à étendre sur ma corde à
linge dans le jardin.
D’accord, je n’avais pas fait de lessive et je suis loin d’avoir une corde à linge dans mon nouveau
jardin. Mais entretenir son fantasme de citadin m’a fait un bien fou. J’aurais dû parler co-voiturage pour
se rendre en ville et ajouter que je me rendais à une fête chez Mary Kay.
Donc, pas de coup de fil à Raphael. Pas avant un moment.
Me sentant horriblement seule et abandonnée, je démarre la voiture à contrecœur.
Ma boule dans la gorge persiste, et à la seconde où j’enclenche la marche arrière, elle semble
gonfler.
Surtout quand une voiture me double en klaxonnant comme si j’avais failli lui rentrer droit dedans.
D’accord, peut-être que j’ai failli lui rentrer dedans. Il faut dire qu’elle a surgi de nulle part et
roulait trop vite.
Bouleversée, je me dirige vers le centre-ville.
Virée et à la dérive en banlieue, je ne suis pas pressée de retrouver une maison vide, où — la télé
n’étant pas encore raccordée —, il n’y a pas grand-chose à faire en dehors de défaire des cartons et
m’apitoyer sur mon sort. Je ne peux même pas écumer les placards pour me goinfrer de sucreries. Jack et
moi avons fini les beignets sous plastique hier soir.
Peut-être vais-je me balader dans la rue principale un moment, explorer ma nouvelle ville et me
faire une idée du coin.
En conduisant le long de l’artère principale ensoleillée, je me sens un peu mieux. Par cette belle
matinée, beaucoup de gens se promènent, mais, bien sûr, je ne connais personne.
Les trottoirs débordent de mamans au look aisé, de nounous et de nounous-hommes qui poussent des
poussettes et tiennent des enfants par la main. C’est un défilé de gamins. Une fois de plus je me demande
sérieusement…
Qu’est-ce que je fous ici ?
Peut-être aurais-je dû rester à New York et attendre Jack. J’y ai pensé, mais en l’absence de bureau
et d’appart, je ne savais pas trop où passer six ou sept heures.
Sauf qu’ici non plus je ne sais pas trop où aller… jusqu’à ce que je passe devant « La souris sur le
tapis » et aperçoive cette immense poupée de chiffon dans la vitrine en même temps qu’une place de
parking libre juste devant.
Prise d’une brusque impulsion, je me gare. Les pneus de devant cognent contre le trottoir. Oups.
Mes aptitudes à la conduite vont s’améliorer, j’en suis certaine — ai-je le choix ? Bus et taxis
n’abondent pas dans le coin, sauf si on compte les luxueux minibus qui véhiculent les personnes âgées
autour de la ville.