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Le 12ème Evangile - Margelle

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Des Ombres et le Chaos<br />

(La musique n’était en somme que la belle émergence<br />

de cette protestation dérisoire de l’humanité devant la mort)<br />

<strong>Le</strong>s turbulences étaient quelque chose qui fascinait Des Ombres. Depuis toujours.<br />

Il se perdait dans la contemplation de l’eau qui s’écoule, des torrents, des<br />

vagues de la mer, de ces fragiles sinuosités que dessine la pluie sur les vitres,<br />

il n’aimait que les sports de glisse, c’était un signe, et il recherchait dans les<br />

œuvres musicales les écoulements turbulents, les élans de créativité pure, les<br />

lumières et flux improbables.<br />

Il existe à Genève un lieu secret que ses connaisseurs nomment le Canada.<br />

Secret pas vraiment, improbable d’accès, peu connu. L’Achéron, le Fleuve y<br />

coule et, à un coude, un brusque dénivelé donne naissance à un chaos provisoire<br />

d’une fascinante beauté. Des Ombres y passait des heures à contempler<br />

l’écoulement calme des eaux, l’émergence des forces tourbillonnantes, les bras<br />

d’une vitalité inouïe qui se tordaient soudain, l’imprévisibilité des vortex qui<br />

pourtant semblaient tous obéir à une logique supérieure. Il aimait passionnément<br />

cette dialectique ordre et désordre, énergie stable et création permanente ;<br />

la musique, pensait-il, doit être ainsi, la vie de l’homme aussi… dans la mesure<br />

où cette puissante et élégante genèse ne le tuerait pas. La cinquième rêverie<br />

de Rousseau qu’il adorait citer était à l’antipode de ce Canada. Jean-Jacques,<br />

inspiré par des eaux beaucoup plus stables, s’y perdait dans le temps contemplatif.<br />

Au Canada c’était à la fois les débuts et l’achèvement des mondes. C’était<br />

en fait une catégorie encore inconnue, celle de la contemplation dynamique. À<br />

cinquante mètres à peine les turbulences disparaissaient dans un écoulement<br />

laminaire. Il y voyait un modèle idéal de musique, une dialectique supérieure<br />

entre ordre et chaos. Il y avait un groupe dont les écrits le fascinaient beaucoup,<br />

celui de Santa Cruz 135 . De jeunes physiciens américains, eux aussi, repensaient<br />

le monde en contemplant le flux des rivières.<br />

Il se souvint de ses entretiens avec le compositeur grec Yannis Xenakis, à<br />

Darmstadt, à la fin des années cinquante. <strong>Le</strong> jeune architecte était venu lui montrer<br />

de volumineux classeurs dans lesquels chaque page était couverte de calculs<br />

rédigés d’une écriture très fine. Chaque note était calculée comme équiprobable,<br />

chaque son avait la même probabilité d’être joué à un moment donné, Xenakis<br />

avait eu recours au calcul des probabilités pour écrire cette musique “stochastique”.<br />

C’était quelque chose d’entièrement nouveau, un monde de particules<br />

135 Voir James Gleick, La théorie du Chaos 1991<br />

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