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gestes secs, il savait emmener à la traîne cet immense ensemble de cordes et<br />
lui faire restituer des sonorités proprement inouïes.<br />
- C’est un opéra ! se dit Des Ombres. Il en fait un opéra.<br />
C’était vrai, Boulez savait comme personne expliquer la musique. Dans<br />
l’événementiel, comme le Sacre ou le Concerto pour orchestre de Bartok, il<br />
savait faire surgir des monolithes sonores, des objets furieux, son geste expliquait<br />
à qui le regardaient le sens de la musique et même ce qui allait se produire.<br />
- Quel prodigieux conteur, se dit Des Ombres. Je n’ai vu dans ma vie que des<br />
chefs qui se trémoussent ou multiplient les gestes inutiles. Boulez est comme un<br />
sniper en somme, une balle un mort, chez lui c’est un geste un sens !<br />
Porté par la musique il tomba dans une rêverie particulière. Bien des années<br />
avant il avait expérimenté une étrange révélation, quelque chose dont il n’avait<br />
jamais parlé à personne. C’était une nuit solitaire à Centremont, il écrivait une<br />
partition pour grand orchestre de chambre et les réactions de certains musiciens<br />
lui revenaient. Ce même Schœnberg qui avait écrit La Nuit avait dit une chose<br />
intéressante. “Ma musique n’est pas moderne, elle est mal jouée ! Cette phrase<br />
l’obsédait et, progressivement, il en était venu à se demander quel pouvoir aurait<br />
sa musique, ou toute musique, si elle était jouée avec une perfection totale ?<br />
Si elle était jouée pour de vrai ? Il avait trop connu les exécutions approximatives<br />
des orchestres déroutés par les musiques nouvelles. <strong>Le</strong>s œuvres ne respiraient<br />
pas, la musique, qui est faite de mathématiques, a besoin d’une précision<br />
absolue non seulement dans la hauteur des sons mais également dans les intentions,<br />
les nuances, les phrasés, le timbre. <strong>Le</strong>s musiciens d’orchestre, élevés dans<br />
des œuvres de répertoire qui avaient été modernes, avaient perdu tout repère, ils<br />
jouaient des notes, le sens, ce mot ultime, n’était pas là.<br />
Il revint à la réalité, après un dédale de tempi mouvants, Boulez abordait<br />
le grand récitatif de l’œuvre, celui que l’orchestre expose dans les premières<br />
mesure en murmurant mais qui, dans ce passage, prend une tournure dramatique<br />
extraordinaire. C’était une sentence implacable qui, en se répétant, s’élevait vers<br />
des étages supérieurs. Quelque chose que l’on ne pouvait pas arrêter, une loi<br />
ancienne, un langage de destin. Dans ces mesures le Français sembla lui-même<br />
transfiguré, en accord total avec le sens ineffable de la musique. Des Ombres<br />
frissonna, il se passait quelque chose qu’il ne pouvait décrire, quelque chose<br />
de grave, de fondamental. Boulez avait embarqué tous ces musiciens dans un<br />
espace transcendantal du pouvoir. Fasciné, Des Ombres eut la sensation de faire<br />
partie de ce rite, de cette invocation. “Il est si rare que les chefs trouvent la clef<br />
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