Le 12ème Evangile - Margelle

Une Nuit transfigurée
(Le compositeur)
Jacques Des Ombres observait Pierre Boulez avec une sorte de fascination.
C’était une répétition du BBC Symphony Orchestra, à l’Albert Hall, à Londres,
au début des années soixante-dix. Boulez répétait la Nuit Transfigurée de
Schönberg dans la version grand orchestre à cordes. Les deux hommes se connaissaient
bien, Jacques avait trouvé en Boulez le maître indispensable à tout
jeune créateur en quête de perfection. Ils avaient une relation à la fois proche et
distante. Jamais Boulez ne lui avait consacré plus d’une heure d’enseignement,
il l’invitait en général à suivre ses répétitions ce que Jacques acceptait avec
reconnaissance. Il lui arrivait souvent de monter de Genève à Baden-Baden dans
sa vieille Porsche, de nuit quelquefois, pour ne voir Boulez que quelques heures.
Ces voyages restaient dans son esprit comme un âge d’or, seul dans son bolide il
se prenait pour un pilote en mission, ce qu’il avait toujours rêvé d’être. La Suisse
était déserte à ces heures, le petit monstre donnait se mesure. Des heures plus
tard il se retrouvait en Forêt-La-Noire l’Arrogante (c’est ainsi qu’il la nommera
par la suite) puis finalement dans la bonne ville de Baden-Baden où il prenait
la direction des quartiers chics, les collines, Kapuzinerstrasse chez le Français
alors exilé.
La Nuit Transfigurée est l’une des dernières œuvres romantiques écrites en
Europe mais elle contient une pensée très complexe, particulièrement au niveau
du temps. Boulez semblait être le premier à la rendre claire, évidente et pourtant
insaisissable de par son art de la fluctuation du tempo. Diriger des cordes est
quelque chose de particulier. La réponse des archets est lente, rien de comparable
à la vivacité des instruments à vent ou des percussions. Le chef doit être en
avant dans la durée de l’œuvre. Boulez faisait de la Nuit Transfigurée quelque
chose de sublime et de diabolique, il était capable d’impulser les musiciens, de
les accélérer et de les ralentir dans la même mesure. Des Ombres observait sa
gestique, plus tard il dirigerait cette œuvre et il laissait ce savoir entrer en lui,
à la mesure de ses moyens. Le Français avait inventé une manière de diriger
qui était entièrement nouvelle. Dans ses débuts il avait tendance à diriger avec
trop de précision et des gestes un peu étroits. Là, avec La Nuit, il démontrait un
extraordinaire élargissement de son temps et de son pouvoir de communication.
Il utilisait des gestes ramés pour communiquer avec les archets, très peu de