Téléchargez le programme - Opéra de Lyon
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LA DAME DE PIQUE<br />
d’ail<strong>le</strong>urs toutes <strong>le</strong>s vieil<strong>le</strong>s gens qui ont passé l’âge d’aimer et<br />
détestent <strong>le</strong> temps présent. Jamais el<strong>le</strong> ne manquait au bal ; et<br />
là, fardée, vêtue à la mo<strong>de</strong> antique, el<strong>le</strong> se tenait dans un coin,<br />
ornement hi<strong>de</strong>ux et indispensab<strong>le</strong> du bal. Chacun, en entrant,<br />
allait lui faire un profond salut comme s’il accomplissait un rite ;<br />
après quoi personne ne lui adressait plus la paro<strong>le</strong>. El<strong>le</strong> recevait<br />
chez el<strong>le</strong> toute la vil<strong>le</strong>, observant l’étiquette dans sa rigueur<br />
et ne pouvant mettre <strong>le</strong>s noms sur <strong>le</strong>s figures. Ses nombreux<br />
domestiques, engraissés et blanchis dans son antichambre, ne<br />
faisaient que ce qu’ils voulaient et pillaient à l’envi la vieil<strong>le</strong><br />
moribon<strong>de</strong>. Lisabeta Ivanovna passait sa vie dans un supplice<br />
continuel. El<strong>le</strong> servait <strong>le</strong> thé, et on lui reprochait <strong>le</strong> sucre gaspillé.<br />
El<strong>le</strong> lisait <strong>de</strong>s romans à la comtesse, qui la rendait responsab<strong>le</strong><br />
<strong>de</strong> toutes <strong>le</strong>s sottises <strong>de</strong>s auteurs. El<strong>le</strong> accompagnait<br />
la nob<strong>le</strong> dame dans ses promena<strong>de</strong>s, et c’était à el<strong>le</strong> qu’on s’en<br />
prenait du mauvais pavé et du mauvais temps. Ses appointements,<br />
plus que mo<strong>de</strong>stes, n’étaient jamais régulièrement<br />
payés, et l’on exigeait qu’el<strong>le</strong> s’habillât comme tout <strong>le</strong> mon<strong>de</strong>*,<br />
c ’ e s t - à -dire comme fort peu <strong>de</strong> gens. Dans la société son rô<strong>le</strong><br />
était aussi triste. Tous la connaissaient, personne ne la distinguait.<br />
Au bal, el<strong>le</strong> dansait, mais seu<strong>le</strong>ment lorsqu’on avait<br />
besoin d’un vis-à-vis. Les femmes venaient la prendre par la<br />
main et l’emmenaient hors du salon quand il fallait arranger<br />
quelque chose à <strong>le</strong>ur toi<strong>le</strong>tte. El<strong>le</strong> avait <strong>de</strong> l’amour-propre et<br />
sentait profondément la misère <strong>de</strong> sa position. El<strong>le</strong> attendait<br />
avec impatience un libérateur pour briser ses chaînes ; mais <strong>le</strong>s<br />
jeunes gens, pru<strong>de</strong>nts au milieu <strong>de</strong> <strong>le</strong>ur étour<strong>de</strong>rie affectée, se<br />
gardaient bien <strong>de</strong> l’honorer <strong>de</strong> <strong>le</strong>urs attentions, et cependant<br />
Lisabeta Ivanovna était cent fois plus jolie que ces <strong>de</strong>moisel<strong>le</strong>s<br />
ou effrontées ou stupi<strong>de</strong>s qu’ils entouraient <strong>de</strong> <strong>le</strong>urs hommages.<br />
Plus d’une fois, quittant <strong>le</strong> luxe et l’ennui du salon, el<strong>le</strong> allait<br />
s’enfermer seu<strong>le</strong> dans sa petite chambre meublée d’un vieux<br />
paravent tendu <strong>de</strong> papier peint, d’une commo<strong>de</strong>, d’un petit<br />
miroir et d’un lit en bois peint ; là, el<strong>le</strong> p<strong>le</strong>urait tout à son aise,<br />
à la lueur d’une chan<strong>de</strong>l<strong>le</strong> <strong>de</strong> suif dans un chan<strong>de</strong>lier en laiton.<br />
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