ENFANTETSOCIÉTÉATELIERPROTECTIONProtectionde l’enfanceCes enfants « incasab<strong>le</strong>s »Réfractaires aux apprentissages, atteints de troub<strong>le</strong>s du comportement, basculant très tôt dansdes conduites à risque, certains enfants, au gré d’un par<strong>cours</strong> chaotique paraissent prédestinésà la précarité et à l’exclusion. Ils mettent en échec <strong>le</strong>s différentes institutions, souventincapab<strong>le</strong>s de <strong>le</strong>s aider. Une « situation comp<strong>le</strong>xe » qui pour Jean-Yves Barreyre doit êtrel’occasion d’apprendre à travail<strong>le</strong>r ensemb<strong>le</strong> comme <strong>le</strong> fait déjà l’équipe de l’AJASUD Landes àSaint-Vincent-de-Tyrosse qui accueil<strong>le</strong> des jeunes en rupture de scolarité.12 e UNIVERSITÉ D’AUTOMNE DU SNUIPP - 26-27-28 OCTOBRE 201276q Combattre <strong>le</strong>s démonsd’êtrevivant. Fait unpacte avec undémon. J’ai tué«Marre<strong>le</strong> démon. Jesuis devenu démon à la place. » Le textedu slam affiché <strong>sur</strong> un mur ne laisse aucundoute <strong>sur</strong> la noirceur des pensées de sonauteur qui n’a pourtant que 16 ans. Locauxrefaits à neuf, sal<strong>le</strong>s de classe, d’informatique,d’arts plastiques cuisine équipée,atelier... <strong>le</strong>s 15 jeunes de 13 à 18 ansaccueillis par AJASUD 40 font l’objet detoute l’attention du Conseil Général desLandes dont dépend la structure. Placésen foyer, en famil<strong>le</strong> d’accueil, en ruptured’éco<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s jeunes sont là pour reprendrecontact avec la scolarité et progresser <strong>sur</strong>la voie d’une insertion socia<strong>le</strong> et professionnel<strong>le</strong>.Depuis 2009, l’académie a détachéun emploi d’enseignant. BrigitteSinzot, maîtresse E en poste depuis deuxans a dû apprendre à composer avec desjeunes qui ont oublié qu’ils étaient élèves,à travail<strong>le</strong>r avec <strong>le</strong>s éducateurs, <strong>le</strong>s travail<strong>le</strong>urssociaux, sous l’autorité d’un chef deservice. « J’essaie <strong>sur</strong>tout de renforcer l’estimede soi qui est chez eux catastrophique» précise Brigitte. « Régulièrementnous nous rendons à l’EHPAD pour desjeux, des ateliers avec <strong>le</strong>s personnesâgées. Les jeunes apprécient ces momentsoù ils peuvent donner une autre imaged’eux-mêmes » El<strong>le</strong> propose éga<strong>le</strong>ment desactivités sportives, artistiques, culturel<strong>le</strong>s.Côté scolaire, <strong>le</strong> niveau oscil<strong>le</strong> entre finCE1 et 5 e , Brigitte pratique une évaluationà l’arrivée de chaque jeune et met en placeun programme personnalisé. Pour <strong>le</strong>s plusavancés, el<strong>le</strong> négocie avec <strong>le</strong>s établissementsdu secteur une rescolarisation partiel<strong>le</strong>.Un travail qui permet à un quart desjeunes accueillis de trouver un métier ouune formation et peut-être d’éviter dedevenir démons...
« Une image d’eux-mêmes dégradée »12 eUNIVERSITÉd’automnedu <strong>SNUipp</strong>Qui sont <strong>le</strong>s « incasab<strong>le</strong>s » ?J. Y. B. Ce sont des jeunes quimettent en difficulté de façonrécurrente <strong>le</strong>s institutions et <strong>le</strong>sprofessionnels censés <strong>le</strong>s prendreen charge. Au début des années2000, l’Observatoire national del’enfance en danger a lancé unappel à projet de recherche <strong>sur</strong><strong>le</strong>s jeunes à difficultés multip<strong>le</strong>set <strong>le</strong> CEDIAS a été l’une des troiséquipes retenues.Quel<strong>le</strong> est la nature del’étude que vous avezmenée ?J. Y. B. Le premier objectif était deréaliser un travail exhaustif auprèsde tous ceux qui interviennentauprès de l’enfance en danger :Aide socia<strong>le</strong> à l’enfance, protectionjudiciaire de la jeunesse, professionnelsdu secteurmédico-social, enseignants. Il afallu avec eux définir de façonprécise <strong>le</strong> profil de ces jeunes ensituation d’« incasabilité » enexcluant tout ce qui pouvait êtrediscutab<strong>le</strong>. Nous avons circonscritnotre champ d’investigation àdeux départements d’une populationpratiquement équiva<strong>le</strong>nte(1 million 300 000 habitants) <strong>le</strong>Val de Marne et <strong>le</strong> Val d’Oise.Qu’y avez vous constaté ?« Plus de 80% desenfants ciblés avaientsubi un traumatismegrave »Jean-Yves BarreyreJean-Yves Barreyre est sociologue, directeur du CEDIAS (Centred’études, de documentation, d’information et d’action socia<strong>le</strong>s) etresponsab<strong>le</strong> du pô<strong>le</strong> « Études, Recherches et Observation » del’association nationa<strong>le</strong> des centres régionaux d’études et d’animation<strong>sur</strong> <strong>le</strong> handicap et l’insertion. Il est l’auteur de Évaluer <strong>le</strong>s besoins despersonnes en action socia<strong>le</strong> (avec C. Peintre), 2006, Dunod et de Élogede l’insuffisance. Les configurations socia<strong>le</strong>s de vulnérabilité (à paraître).J. Y. B. Nous avons re<strong>le</strong>vé un nombrecomparab<strong>le</strong> de situations, entre42 et 45 par département. Celapeut semb<strong>le</strong>r très peu mais quandon prend en compte l’argentpublic mobilisé et <strong>sur</strong>tout la préoccupationque cela représentepour <strong>le</strong>s personnes concernées,c’est considérab<strong>le</strong>. Une populationde professionnels assiste auxsouffrances d’un enfant pour <strong>le</strong>squelsils sont inefficaces et développeun sentiment de culpabilitéet d’échec.Comment expliquer cetéchec ?J. Y. B. Nous avons travaillé <strong>sur</strong> l’hypothèseque <strong>le</strong>s professionnels neconnaissent pas <strong>le</strong> par<strong>cours</strong> desenfants. Leur formation et <strong>le</strong>ur discipline<strong>le</strong>ur laissent supposer que<strong>le</strong>s quelques informations dont ilsdisposent suffisent pour donnerdu sens à <strong>le</strong>ur action. Noussommes allés chercher tous <strong>le</strong>séléments du par<strong>cours</strong> de vie dechaque enfant en explorant <strong>le</strong>sdonnées venant des professionnels,des parents, des jeunes euxmêmespour construire une gril<strong>le</strong>biographique. Le principal enseignementde ce travail, c’est <strong>le</strong>constat que plus de 80 % desenfants ciblés avaient subi un traumatismegrave (arrachement,mort, rejet, vio<strong>le</strong>nces physiquesimportantes) et que celui-ci n’étaitpas connu des professionnels quiaccueillaient l’enfant au momentde l’enquête. Leur implication et<strong>le</strong>urs compétences ne sont pas encause mais la plupart du temps,par méconnaissance, ils ne s’attaquentpas aux véritab<strong>le</strong>s causesdes difficultés de l’enfant.Quel<strong>le</strong> serait la réponseadaptée ?J. Y. B. Il faut essayer de comprendreavec ces enfants ce qui est insupportab<strong>le</strong>,jamais exprimé et qui <strong>le</strong>sconduit à ce que j’appel<strong>le</strong> un processusd’échappement. Ce n’estpas <strong>le</strong>ur capacité d’attachementqui est en cause, mais une imaged’eux-mêmes tel<strong>le</strong>ment dégradéequ’ils sont incapab<strong>le</strong>s de rentrerdans tout projet.Comment être plus efficacedans la prise en charge deces enfants ?J. Y. B. À l’image d’autres domainescomme <strong>le</strong> handicap, cette situationcomp<strong>le</strong>xe remet en cause l’ensemb<strong>le</strong>du dispositif. La protectionde l’enfance est complètementdépassée. El<strong>le</strong> est structurée par <strong>le</strong>sme<strong>sur</strong>es : AEMO, placements... avectous <strong>le</strong>s écarts entre la prise de décisionset <strong>le</strong>ur mise en place. Onretrouve <strong>le</strong>s mêmes problèmes àl’éco<strong>le</strong> qui a <strong>le</strong> plus grand mal àgérer <strong>le</strong>s troub<strong>le</strong>s du comportement,accepte <strong>le</strong>s élèves <strong>le</strong>s plusdoci<strong>le</strong>s quel que soit <strong>le</strong> problème etexclut <strong>le</strong>s perturbateurs. Comme laloi de 2007* a tenté de <strong>le</strong> faire, il fautchanger de paradigme. Face à desenfants particulièrement compétentspour laminer toutes <strong>le</strong>s structuresd’autorité, il faut faire tomber<strong>le</strong>s murs entre <strong>le</strong>s institutions.Chaque professionnel doit réaliserqu’il est nécessaire et insuffisant.Cela suppose une évolutiondes mentalitésJ. Y. B. Oui, cela signifie par exemp<strong>le</strong>que <strong>le</strong>s éducateurs, <strong>le</strong>s soignants,<strong>le</strong>s travail<strong>le</strong>urs sociaux doiventpouvoir rentrer à l’éco<strong>le</strong> pour travail<strong>le</strong>ravec <strong>le</strong>s enseignants. Onpasse d’un système mécanique àun système organique capab<strong>le</strong>d’évoluer en fonction des sollicitations.Ce ne sont plus <strong>le</strong>s personnesqui doivent s’adapter à desinstitutions inamovib<strong>le</strong>s mais l’inverse.La situation devient premièrepar rapport aux institutions.Dire ça fait peur à tout <strong>le</strong> mondecar nos identités personnel<strong>le</strong>s etprofessionnel<strong>le</strong>s sont construitespar rapport à nos appartenancesaux institutions. Il nous faut êtreun adulte citoyen responsab<strong>le</strong> quia un rô<strong>le</strong> par rapport à des mineursprotégés ou à toute personne quin’a pas <strong>le</strong>s moyens de s’insérerdans la société.propos recueillis par Philippe Miquel*Loi n° 2007-293 du 5 mars 2007 réformantla protection de l’enfance77ENFANTETSOCIÉTÉ