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ON EN PARLE<br />
INTERVIEW<br />
Mia Couto, contrebandier<br />
de l’invisible<br />
Passeur d’une culture multiforme, le Mozambicain<br />
lusophone est aujourd’hui l’un des écrivains les plus<br />
inventifs du continent. L’œuvre foisonnante de ce poète<br />
engagé, également biologiste, puise aux racines de<br />
l’imaginaire et de la tradition orale de son Afrique natale.<br />
AM : Vous vous définissez comme étant<br />
à la fois un Blanc et un Africain. Comment<br />
naviguez-vous entre ces mondes ?<br />
Mia Couto : Je ne sais pas vraiment ce que c'est que<br />
d'être un « Blanc », un « Africain » et je ne sais pas si l'une<br />
de ces catégories peut définir l'identité de quelqu'un. Ce que je<br />
peux dire, c'est qu'en raison de circonstances presque toujours<br />
accidentelles, il m'est arrivé d'être un être des frontières :<br />
le fils d'Européens, né et vivant en Afrique, un athée qui se<br />
laisse prendre par les croyances et les mythes, un scientifique<br />
sensible à des raisons qui ne se révèlent<br />
que dans la poésie, un écrivain obsédé par<br />
le démantèlement de la logique de l'écriture<br />
pour faire de la place à l'oralité, quelqu'un qui<br />
n'a de mémoire que si le passé est inventé.<br />
Quelle légitimité vous donne<br />
cette double appartenance ?<br />
Nous avons tous des appartenances<br />
multiples, personne ne peut revendiquer<br />
une identité unique et « pure ». La construction<br />
des clichés sur l'autre n'est pas l'apanage<br />
d'une culture, d'une race, d'une religion. Je<br />
suis bien conscient des stéréotypes créés pour<br />
annuler l'histoire et la culture des Africains.<br />
Mais il est aussi vrai que le regard de ces<br />
derniers sur l'Europe est chargé de stéréotypes<br />
et, curieusement, nombre d'entre eux sont<br />
des héritages de la domination coloniale.<br />
La méconnaissance se développe à l'intérieur<br />
du continent africain lui-même. Nous, les Mozambicains,<br />
ne savons pas ce qu'il se passe juste à côté de chez nous en<br />
Afrique du Sud. À l’inverse, voyez la manière déformée dont<br />
nous y sommes perçus et les vagues de xénophobie contre nos<br />
émigrés. Pourtant, nous sommes des pays-frères, des peuples<br />
qui ont combattu ensemble contre des régimes racistes.<br />
Votre dernier ouvrage interroge les absences.<br />
Pensez-vous jouer un rôle de passeur ?<br />
Si une identité peut m'être donnée, c'est celle<br />
d'un contrebandier entre cultures et identités. Je suis<br />
Le Cartographe<br />
des absences, Métailié,<br />
352 pages, 22,80 €.<br />
né dans une ville métisse dans sa géographie humaine et,<br />
à l’adolescence, j'ai fait partie du mouvement de libération<br />
nationale. Je me suis battu et j'ai rêvé d'un pays dirigé par des<br />
Mozambicains. Ce qui veut dire : dirigé par l'immense majorité<br />
noire. Je vis dans un pays où plus de 95 % des citoyens sont<br />
noirs, mes voisins, mes collègues, mes dirigeants sont noirs.<br />
Quand j'invente un personnage, il m'apparaît comme un<br />
Noir. Ce n'est que plus tard, dans des cas particuliers, que<br />
je pense qu'ils peuvent avoir une autre race. Je ne découvre<br />
que je suis blanc que lorsque je sors du Mozambique.<br />
Dans un poème du Portugais Fernando<br />
Pessoa, la nature nous est présentée<br />
comme une abstraction. Vous<br />
inscrivez-vous dans cette pensée ?<br />
Je suis d'accord avec ce point de vue. Dans<br />
aucune des langues du Mozambique, il n'y a de<br />
mot pour dire « nature ». Cette distinction entre le<br />
naturel et le social n'a été construite dans aucune<br />
des sagesses présentes dans le pays. De même,<br />
il n'y a pas de séparation claire entre le monde<br />
des vivants et celui des morts. Il n'y a pas non<br />
plus de mot pour dire « mort ». Cela m’intéresse<br />
de connaître l'existence de termes qui semblent<br />
n'avoir aucune équivalence entre le portugais<br />
et nos autres langues. On apprend beaucoup sur<br />
la pensée dominante au Mozambique à travers<br />
cet inventaire des absences. C’est aussi dans ce<br />
sens que je suis un cartographe des absences.<br />
La poésie peut-elle tout investir ?<br />
Elle est plus qu'un genre littéraire. C'est une façon<br />
de comprendre le monde. Un moyen de se rendre compte<br />
des dimensions non visibles de la soi-disant réalité.<br />
D'une certaine manière, il n'y a personne qui ne soit pas<br />
poète, même si la poésie a été dévalorisée ou entourée<br />
de préjugés. J'ai choisi d'être biologiste pour cela. Pour<br />
rester proche des voix et des créatures qui ne semblent<br />
en apparence n'exister qu'en dehors de nous. [Retrouvez<br />
la version longue de cette interview sur notre site Internet :<br />
afriquemagazine.com.] ■ Propos recueillis par Catherine Faye<br />
PHILIPPE MATSAS/OPALE.PHOTO - DR<br />
18 AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022