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INTERVIEW<br />

véhicules d’époque qui venaient de France. Mais une fois le tournage<br />

commencé, toute l’équipe a porté le film. On tournait dans<br />

des endroits assez isolés, pas toujours très simples d’accès, il fallait<br />

rentrer tôt pour respecter le couvre-feu le soir. Mais la logistique<br />

– assez lourde au niveau des décors, costumes, accessoires,<br />

véhicules, figuration, etc. – a été formidablement organisée par<br />

la production exécutive marocaine. Je tire mon chapeau à Saïd<br />

Hamich, Hajar Madad, à toute l’équipe. Et bien sûr au directeur<br />

de casting Amine Louadni et à ceux qui ont travaillé avec lui.<br />

Les acteurs sont particulièrement justes et expressifs.<br />

En effet, il y a chez ces comédiens une présence physique,<br />

une expressivité des visages. C’était un critère de choix, car ils<br />

interprètent des personnages qui sont peu dans la parole, qui<br />

vivent des situations qui les enferment, voire les dépassent. À<br />

la guerre, on ne s’étend pas sur soi, on ne disserte pas, on est<br />

concentrés sur sa survie. C’est encore plus vrai pour les harkis,<br />

qui sont dans un repli intérieur au fur et à mesure que la perspective<br />

du cessez-le-feu leur apparaît porteuse d’une issue néfaste.<br />

Qu’est-ce que cela a représenté<br />

pour eux d’incarner cette histoire ?<br />

Les comédiens algériens m’ont confié : « C’est un rôle. Et il<br />

m’intéresse, parce que je peux comprendre quelque chose de<br />

ce personnage. Donc je peux le jouer. » Mohamed Mouffok, qui<br />

joue Salah, est petit-fils de moudjahid [combattant pour l’indépendance<br />

de l’Algérie, ndlr]. Il a parlé de ce projet avec son père.<br />

Sa première réaction a été de lui dire : « Pourquoi tu veux faire ce<br />

film ? Pourquoi c’est un Français qui le réalise ? Pourquoi il ne se<br />

tourne pas en Algérie ?» Mohamed lui a demandé de lire le scénario,<br />

et son père lui a finalement dit qu’il pouvait y participer.<br />

Craignez-vous que le long-métrage<br />

suscite des réactions virulentes ?<br />

Il a été montré devant des publics de descendants de harkis,<br />

et jusqu’à présent, il trouve chaque fois ses défenseurs, et<br />

d’autres qui lui reprochent des manques. Les discussions sont<br />

parfois vives, mais ni dans la virulence ni dans la vindicte. Les<br />

gens s’écoutent. L’une des choses les plus difficiles pour eux,<br />

c’est d’être mis en face d’une représentation d’un harki tortionnaire.<br />

Certains l’ont pourtant été (j’insiste sur « certains »), c’est<br />

indéniable, et ces spectateurs le savent. Mais là s’exprime sans<br />

doute une douleur, davantage exacerbée par la stigmatisation<br />

qu’a subie cette communauté. Je leur réponds que l’on peut voir<br />

le film de deux façons, suivant son ressenti, sa subjectivité : il<br />

montre un supplétif tortionnaire, mais également que tous ne<br />

l’ont pas été. Vient aussi inévitablement le reproche de ne pas<br />

montrer à égalité la violence du FLN. De mon point de vue, cette<br />

violence est pourtant présente. Elle n’est pas niée, le film commence<br />

même par une séquence de tête coupée d’un harki. Et elle<br />

est encore évoquée ensuite, par exemple quand un supplétif la<br />

donne comme raison de son engagement côté français, sa sœur<br />

et son beau-frère ayant été égorgés par le FLN. Mais ce n’est pas<br />

jugé suffisant. Beaucoup insistent sur le fait que cette violence<br />

a été l’une des principales raisons de l’enrôlement des harkis.<br />

Comment avez-vous abordé la question<br />

de la représentation de la violence, de la torture ?<br />

Cette représentation à l’écran pose la question du sens. Par<br />

les moyens et les savoir-faire techniques actuels, on peut parvenir<br />

à un réalisme très poussé. Mais pour dire quoi ? Il ne<br />

s’agit pas d’occulter ni de minimiser les violences durant la<br />

guerre d’Algérie. Elles ont été très présentes et ont profondément<br />

marqué bon nombre d’hommes et de femmes qui ont vécu<br />

ce conflit. Mais il s’agit encore moins d’en faire un spectacle ou<br />

une démonstration d’effets spéciaux – qui serait de l’ordre de la<br />

fascination trouble ou de l’hypnose vaine. Il s’agit au contraire<br />

d’évoquer des comportements générés par une guerre contemporaine,<br />

laquelle fût particulièrement révélatrice de multiples<br />

parts sombres de l’humain.<br />

Le film montre l’abandon de ces soldats par l’État<br />

français une fois l’indépendance de l’Algérie acquise.<br />

En réalité, en raison peut-être du précédent indochinois,<br />

un plan de rapatriement des Algériens menacés du fait de leur<br />

implication côté français avait été prévu. Mais d’une façon très<br />

restrictive, pour ne pas dire très velléitaire. Les instructions<br />

gouvernementales contenaient des contradictions et n’étaient<br />

pas toujours aisément applicables concrètement. D’un côté, on<br />

affirmait que les personnes réellement menacées seront évacuées.<br />

Mais comment évalue-t-on avec certitude sur le terrain<br />

Des harkis en opération militaire, en 1959.<br />

JEAN-LOUIS SWINERS/GAMMA RAPHO<br />

60 AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022

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