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CE QUE J’AI APPRIS<br />

Souad Asla<br />

POUR LA CHANTEUSE ALGÉRIENNE,<br />

la musique est un art d’émancipation et de liberté. Avec son groupe<br />

100 % féminin Lemma, elle fait vibrer les chants ancestraux<br />

de la région désertique de la Saoura et célèbre un patrimoine menacé.<br />

propos recueillis par Astrid Krivian<br />

J’ai grandi à Béchar, aux portes du désert. J’ai eu une enfance joyeuse. Je rêvais de danse, de<br />

théâtre, de cinéma. Comme il n’y avait pas de conservatoire, j’ai appris à créer mes spectacles avec mes nièces<br />

et mes cousins. J’étais la cheffe ! Je sentais qu’il y avait une puissance, un monde à découvrir. J’étais très curieuse<br />

des autres pays, des différents styles musicaux, d’ici et d’ailleurs.<br />

Je voulais aussi être photographe de guerre. Mon père, politicien, me parlait des actualités<br />

du monde. J’avais envie de voyager, de couvrir les conflits. Mais mon père jugeait que ce n’était pas un métier<br />

pour moi. C’est là que s’est produit un déclic en moi : pourquoi me le refuse-t-on ? Dès l’adolescence, les interdits<br />

commençaient à tomber, ça me dérangeait beaucoup. J’ai d’abord mis de l’eau dans mon vin. Je n’avais pas<br />

le choix, j’étais très jeune. J’ai suivi des études scientifiques selon le souhait de mon père. Puis, je suis tombée<br />

amoureuse d’un Français. On se voyait en cachette. Il a demandé ma main, mais mes parents ont refusé.<br />

Mon père m’a expliqué : ce n’était pas une décision personnelle qui lui appartenait, il fallait l’accord des frères,<br />

des oncles, tout ce poids de la société.<br />

À 20 ans, j’ai tout quitté. Même si je voulais construire dans mon pays, mes rêves étaient plus grands<br />

que ma vie quotidienne. C’était un choix déchirant, mais je tenais à ma liberté. Mes parents n’étaient pas d’accord,<br />

je suis donc partie sans prévenir. Trouver ma place en France, m’habituer à l’éloignement, c’était difficile au<br />

début. J’ai fait les vendanges, ça m’a plu cette responsabilité, de travailler pour gagner son argent. Et j’ai intégré<br />

une école de théâtre. J’étais très bonne en improvisation. Mais le milieu du cinéma m’a déçue. Je voulais jouer<br />

tous les rôles, or on ne me proposait que des personnages caricaturaux.<br />

La musique est arrivée par hasard. La grande musicienne Hasna El Bacharia recrutait des chanteuses<br />

et m’a proposé de devenir choriste. J’ai d’abord refusé, je n’avais pas confiance en ma voix. Mais quand elle m’a<br />

présenté la feuille de route de la tournée, je me suis dit : quel moyen de voyager ! J’ai compris que nos musiques<br />

traditionnelles étaient un vrai trésor. Je l’ai accompagné pendant dix-sept ans, tout en initiant mes projets à côté.<br />

Pendant longtemps, je refusais de jouer en Algérie, ou je me cachais derrière une percussion<br />

pour ne pas être filmée. C’était très dur de me libérer. J’ai fini par me réconcilier avec ma famille. Ils ont compris<br />

ma démarche. Et monter le groupe Lemma, avec des femmes de la Saoura, de toutes générations, a été une<br />

libération [spectacle notamment présenté au festival Les Suds, à Arles, ndlr]. Libres, elles affrontent la société, elles<br />

jouent sur scène. Elles m’ont libérée de mes peurs, donné de la force. Aujourd’hui, j’adore jouer dans mon pays.<br />

En revenant des années après dans ma région natale, j’ai compris la grandeur de ce désert,<br />

sa spiritualité. Et pourquoi nous sommes plutôt calmes, taciturnes. Avant, ça m’énervait, je trouvais les gens lents,<br />

pour moi, il fallait parler, vivre ! Pour me ressourcer, je pars dans mon désert. Je remercie l’Univers d’être née<br />

là-bas. J’y ai appris l’importance de la famille, des racines. Quand on est bien enracinés, on peut s’élever après. ■<br />

26 AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022

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