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PORTRAIT<br />

du Rift. Ce chrétien évangélique, buveur de thé, marié à une<br />

pasteure et père de six enfants, cite volontiers la Bible dans ses<br />

discours. Ambitieux, pragmatique, il n’est guère attaché aux<br />

idéologies ou aux hommes : pendant une décennie, il porte les<br />

couleurs de la KANU, puis à partir de 2007, se tourne vers le<br />

Mouvement démocratique orange de… Raila Odinga. Lorsque<br />

le 5 septembre dernier, la Cour suprême a confirmé sa victoire<br />

sur le fil contre l’insubmersible Odinga (50,49 %, soit environ<br />

230 000 voix d’avance), William Ruto, 55 ans, s’est mis à pleurer<br />

et est tombé à genoux. Et il a bien entendu remercié Dieu.<br />

Les magistrats de la Cour pénale internationale (CPI), à<br />

La Haye, ont néanmoins dû s’étrangler en apprenant le nom<br />

du nouveau président du Kenya : ils connaissent bien l’homme,<br />

qu’ils ont poursuivi pour son rôle présumé dans les violences<br />

postélectorales de 2007-2008. À l’époque, la donne politique<br />

est diamétralement différente : William Ruto soutient alors le<br />

candidat Odinga, contre le président élu Mwai Kibaki… qui est<br />

appuyé par l’ex-chef d’État Daniel arap Moi et le futur, Uhuru<br />

Kenyatta ! Cyniques et éphémères, ces alliances entre politiciens<br />

seraient presque risibles si elles n’avaient pas des conséquences<br />

mortelles : en 2007, la machine politique s’emballe et<br />

embrase le pays. Entre décembre 2007 et février 2008, 1 000<br />

à 1 500 personnes sont tuées. Des gens sont même brûlés vifs<br />

dans l’incendie terroriste de l’église où ils se sont réfugiés. Et<br />

600 000 personnes doivent fuir leur domicile pour rejoindre des<br />

quartiers ethniquement homogènes. La démocratie kenyane,<br />

somme toute assez stable depuis les années 1990 malgré le<br />

recours des politiciens à l’ethnicité, manque alors de sombrer<br />

dans la guerre civile. Après avoir soufflé sur les braises pendant<br />

des mois pour rafler la mise, les leaders politiques prennent<br />

conscience qu’ils peuvent tout perdre : en avril 2008, un gouvernement<br />

d’union nationale est donc formé entre les partisans de<br />

Kibaki et ceux d’Odinga. Ruto y est nommé ministre de l’Agriculture.<br />

On efface et on oublie tout…<br />

L’IMPROBABLE TANDEM « UHURUTO »<br />

Mais l’affaire ne s’arrête pas là : la communauté internationale<br />

refuse de passer l’éponge. Dans les années qui suivent<br />

ce bain de sang, la CPI s’en mêle. Uhuru Kenyatta, William<br />

Ruto et Joshua arap Sang, à l’époque animateur radio, sont<br />

poursuivis pour « crimes contre l’humanité ». La procureure<br />

gambienne de la Cour pénale internationale, Fatou Bensouda,<br />

accuse Ruto d’avoir utilisé son pouvoir « pour fournir des<br />

armes, assurer des fonds et coordonner la violence » contre les<br />

Kikuyus, Sang d’avoir propagé sur les ondes des appels à la<br />

haine ethnique contre ces derniers, et Kenyatta d’avoir orchestré<br />

des représailles à l’encontre de ceux perçus comme étant<br />

des partisans de l’opposition. En mars 2013, les deux anciens<br />

ennemis, Kenyatta et Ruto, décident de s’allier contre l’adversaire<br />

commun judiciaire, présentant leur improbable tandem<br />

– surnommé « UhuRuto » (!) – comme « un exemple de réconciliation<br />

» interethnique, brocardant les poursuites de la CPI,<br />

« Ce sont tous<br />

des escrocs :<br />

je choisis celui<br />

qui a un projet »,<br />

a confié une<br />

électrice de Ruto au<br />

New York Times…<br />

qui siège en Europe, comme d’insupportables « ingérences<br />

étrangères dans les affaires kenyanes ». En avril, Kenyatta est<br />

élu président, et son colistier Ruto vice-président. Kofi Annan,<br />

ex-secrétaire général des Nations unies (1997-2006), explique<br />

alors dans une interview au New York Times que ces poursuites<br />

judiciaires ne constituent nullement, comme l’ont prétendu les<br />

coaccusés, « une attaque contre la souveraineté du Kenya ».<br />

Amer, le diplomate ghanéen dénonce les « décennies d’utilisation<br />

de la violence à des fins politiciennes par les élites politiques<br />

kenyanes ».<br />

Lors d’une première audience à La Haye en septembre, Ruto<br />

plaide non coupable, son avocat Karim Khan arguant maladroitement<br />

que son client « ne peut être motivé par la haine<br />

ethnique, deux de ses sœurs ayant épousé des Kikuyus »… La<br />

CPI prononcera finalement, en avril 2016, un non-lieu faute<br />

de preuves, tout en déplorant « des pressions exercées sur<br />

des témoins », qui ont changé leur version des faits ou se sont<br />

retirés. En juin 2013, la Cour suprême du Kenya a tout de même<br />

contraint le politicien à restituer un terrain de 40 hectares à un<br />

fermier qui l’accusait de se l’être approprié durant les violences.<br />

Élus en 2013 puis réélus en 2017, les deux hommes mettent<br />

volontiers en scène leur complicité, portant des costumes et des<br />

cravates assortis, riant ensemble, s’amusant chacun à terminer<br />

les phrases de l’autre, tel un duo d’acteurs de théâtre. C’est au<br />

cours du second mandat que leur relation se dégrade : Kenyatta<br />

– que la Constitution empêche de briguer un troisième mandat<br />

– est supposé faire de Ruto son dauphin. Mais quelques<br />

mois après la victoire d’octobre 2017, le président effectue<br />

un rapprochement spectaculaire avec son rival malheureux,<br />

Raila Odinga. Leur poignée de main est d’autant plus inattendue<br />

que « le tracteur » refuse de reconnaître sa défaite dans<br />

les urnes, dénonçant des fraudes, s’autoproclamant « président<br />

du peuple », et menaçant d’appeler à la désobéissance civile.<br />

Ruto comprend qu’il a été doublé et que Kenyatta soutiendra<br />

désormais Odinga. Le président lance ensuite une féroce<br />

46 AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022

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