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ENTRETIEN<br />
Née au Cameroun, Olivette Otele a<br />
grandi en France, où elle a étudié<br />
l’histoire coloniale et postcoloniale<br />
à la Sorbonne. Depuis vingt-deux<br />
ans, elle vit au pays de Galles, au<br />
Royaume-Uni. Première femme<br />
noire à obtenir une chaire d’histoire<br />
en Grande-Bretagne, en 2018,<br />
elle signe l’ouvrage Une histoire<br />
des Noirs d’Europe. Retraçant la présence d’Africains depuis<br />
l’Antiquité jusqu’au XXI e siècle, elle documente le parcours de<br />
personnages historiques au parcours exceptionnel : empereurs<br />
redoutables, érudits, artistes, esclaves affranchis, hommes<br />
d’Église, militants, sportifs, etc. De Septime Sévère aux afroféministes<br />
actuelles, des sœurs Nardal à Joseph Bologne, son<br />
travail éclaire cette histoire méconnue, qui s’étend au-delà de<br />
l’esclavage et de la colonisation. Elle met en évidence qu’avant<br />
la traite transatlantique et l’invention de la race, la couleur<br />
de peau n’a pas toujours été un critère de discrimination. En<br />
puisant dans ces figures du passé, elle établit un pont avec<br />
les enjeux actuels des luttes antiracistes et la place des Africains-Européens<br />
dans les sociétés postcoloniales.<br />
AM : Quelles méconnaissances souhaitiez-vous<br />
combler avec votre ouvrage ?<br />
Olivette Otele : Souvent, on restreint l’histoire des Africains<br />
en Europe à deux repères : la période esclavage/colonisation,<br />
et l’immigration récente de l’après-guerre. C’est dérangeant,<br />
car elle est beaucoup plus nuancée. Et ce n’est pas seulement<br />
une histoire douloureuse. Il y a eu des collaborations entre<br />
ces peuples au fil du temps. Je voulais les inscrire dans une<br />
durée longue, et ainsi observer de quelle manière ces relations<br />
ont changé, avec les deux pôles esclavage et immigration. Ces<br />
pans de l’histoire ne sont pas suffisamment enseignés. Il y a<br />
une amnésie collective. Mais aussi, pour élaborer leur récit, les<br />
nations décident quels événements et périodes sont importants<br />
à mettre en lumière, ou pas, dans l’édification de leurs identités.<br />
Pourtant, cette histoire très ancienne me semble essentielle<br />
pour comprendre les questions de cohésion sociale, de la perception<br />
de « l’autre », de l’étranger, du rapport au racisme. Pendant<br />
des siècles ont existé des formes d’exclusion qui n’étaient pas<br />
basées sur la couleur de la peau.<br />
Pourquoi traitez-vous également de l’histoire<br />
contemporaine des Africains-Européens ?<br />
Pour que cette histoire ait une résonance avec les populations<br />
actuelles. Sinon, l’histoire du passé n’établit pas de pont<br />
avec le présent. Mon ouvrage aurait pu commencer avant l’Antiquité,<br />
mais cela aurait relevé plus de l’archéologie. Je voulais<br />
« À mesure<br />
que l’esclavage<br />
transatlantique<br />
se met en place,<br />
le préjugé sur<br />
la couleur de peau<br />
se développe,<br />
prend le dessus<br />
pour devenir<br />
du racisme. »<br />
commencer à l’époque romaine, car, quand l’Europe se réfère à<br />
sa « grande histoire », sa culture, son passé glorieux, elle évoque<br />
les civilisations grecques et romaines. Cette version de l’histoire<br />
est sublimée, son enseignement incomplet. Elle ne prend pas<br />
en compte les différentes cultures qui ont évolué et collaboré<br />
avec des peuples, aux confins de l’empire romain, lequel était<br />
beaucoup plus divers et multiculturel.<br />
Des populations africaines étaient donc<br />
présentes en Europe à l’Antiquité ?<br />
Oui, car elles faisaient partie de l’empire. C’était important<br />
pour Rome qu’elles aient cette notion d’appartenance : on était<br />
romains de Constantine ou de Tripolitaine [région située dans<br />
l’actuelle Libye, ndlr] par exemple, et non pas « d’origine ». Des<br />
personnages clefs l’illustrent bien. Né en 145 à Leptis Magna,<br />
une ville carthaginoise située en Libye antique, l’empereur Septime<br />
Sévère était fier de l’endroit où il est né, fier de sa famille,<br />
mais aussi fier d’être romain. Comme tous les empereurs, il<br />
était dur, manipulateur, calculateur, travailleur. Il réussit à<br />
conquérir Britannia, future Angleterre, où il mourra dans une<br />
ville du nord, York. Son histoire n’est pas enseignée en Grande-<br />
Bretagne, on en parle mais on ne dit jamais qu’il est africain. Et<br />
les statues ne mettent pas en évidence son teint basané. Seules<br />
les pièces archéologiques le représentant attestent qu’il l’est. À<br />
son époque, sa couleur de peau indiffère. Aujourd’hui, il est<br />
retiré de l’histoire commune des empereurs romains, parce que<br />
le racisme a fait son travail. Son histoire est unique, car il est<br />
devenu empereur, mais il y avait alors tout un réseau d’Africains<br />
qui circulait à travers l’Europe.<br />
70 AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022