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INTERVIEW<br />

profondeur par des acteurs non professionnels pour la plupart,<br />

le long-métrage montre les diverses facettes de cette histoire, le<br />

sort tragique de ces soldats. Né à Oujda, le cinéaste a passé sa<br />

petite enfance au Maroc et en Algérie. Sa filmographie dépeint<br />

les réalités de personnages issus de l’immigration postcoloniale<br />

en France. Rencontre avec celui qui donne un visage aux invisibilisés<br />

(Samia, Amin, le multicésarisé Fatima…).<br />

AM : Quel est votre lien avec la guerre d’Algérie ?<br />

Philippe Faucon : Je suis né pendant, de parents qui en ont été<br />

profondément marqués. Des silences recouvraient quelque chose<br />

de douloureux. Puis, j’ai grandi et rencontré d’autres jeunes de<br />

mon âge : eux aussi étaient héritiers de quelque chose qui s’était<br />

transmis, sans avoir été exprimé, et qui restait très à vif, et très<br />

antagoniste, autour de la mémoire de la guerre. Que ce soit chez<br />

les enfants d’anciens harkis ou ceux marqués par les souffrances<br />

subies pour la cause de l’indépendance de l’Algérie.<br />

Pourquoi les harkis s’engagent-ils<br />

dans l’armée française ?<br />

Pour certains, ce sont avant tout<br />

pour des raisons de survie. Du fait de<br />

la guerre, ils ne peuvent plus vivre du<br />

travail de la terre. Et sans avoir forcément<br />

de convictions pro-françaises très<br />

ancrées, la nécessité de faire vivre leurs<br />

familles fait qu’ils anesthésient toute<br />

autre considération. Pour d’autres, il y<br />

a au contraire des raisons d’adhésion<br />

réelles, en tout cas de tradition familiale<br />

: les pères ont fait les guerres de la<br />

France, donc ils portent une confiance<br />

davantage vers elle que vers la perspective<br />

indépendantiste – laquelle, à<br />

travers ses dissensions, ou telle qu’elle<br />

est présentée par la propagande de l’armée,<br />

paraît être celle d’une aventure.<br />

Pour d’autres encore, ce sont des raisons<br />

de contrainte, soit parce qu’ils ont<br />

parlé ou trahi, et sont donc condamnés<br />

côté indépendantiste, soit parce qu’on<br />

leur a forcé la main, d’une façon ou d’une autre. Enfin, la cause<br />

certainement très importante (d’après certains auteurs, c’est<br />

même l’une des principales) a été les violences de certains éléments<br />

du FLN, qui ont poussé beaucoup d’Algériens à rejoindre<br />

les harkas après l’assassinat de proches.<br />

Comme le dit la mère de l’un de vos personnages,<br />

les harkis ont-ils été utilisés par l’armée française<br />

en première ligne pour préserver ses soldats ?<br />

Lorsque la mère de Salah lui dit : « Ils envoient nos hommes<br />

les premiers, parce qu’ils cherchent à épargner les leurs », il y a<br />

sans doute aussi, s’ajoutant à sa perception de la guerre en cours,<br />

le souvenir des guerres précédentes de la France. De fait, pour<br />

Les Harkis sortira dans les salles<br />

françaises le 12 octobre prochain.<br />

certains cadres de l’armée (et je précise bien « pour certains »),<br />

les harkis ont sans doute été des soldats dont la perte comptait<br />

moins que d’autres. J’ai le souvenir d’une lecture où un officier<br />

qui réclame un moyen d’évacuer des blessés s’indigne et<br />

doit insister. On lui demande de préciser s’il s’agit de militaires<br />

français ou de harkis, car on ne veut pas risquer la perte d’un<br />

hélicoptère ou d’un équipage pour évacuer des supplétifs.<br />

Pourquoi avez-vous bâti votre film comme une tragédie,<br />

depuis l’année 1959 jusqu’à la fin de la guerre ?<br />

Le récit est construit en trois périodes, comme trois actes<br />

en effet d’une tragédie qui se met en place. Il commence en<br />

septembre 1959. Les personnages intègrent une harka. On les<br />

arme. Le 16 septembre, le général de Gaulle fait un discours dans<br />

lequel, si l’on est attentif, on entend énoncer pour la première<br />

fois le principe de l’autodétermination. Mais en même temps,<br />

on continue de recruter des harkis, car on veut gagner militairement<br />

sur le terrain pour négocier en position de force avec le<br />

FLN. Dans la deuxième partie, on est<br />

en juin 1960. Pour la première fois,<br />

des émissaires français rencontrent<br />

à Melun des représentants du FLN<br />

pour des tentatives de pourparlers.<br />

Dans le film, c’est caché aux harkis,<br />

que l’on envoie sur le terrain pour les<br />

soustraire aux rumeurs qui circulent.<br />

Dans la troisième, on est en 1962. Le<br />

cessez-le-feu a été signé. Les harkis<br />

sont désarmés. Un piège se referme<br />

sur les personnages que l’on a vu intégrer<br />

une harka au début de l’histoire.<br />

Avez-vous recueilli des<br />

témoignages d’anciens harkis ?<br />

Oui, j’en ai rencontré – davantage<br />

d’ailleurs en travaillant sur un<br />

film précédent, La Trahison, en 2005,<br />

qui abordait aussi la guerre d’Algérie.<br />

Aujourd’hui, ceux encore en vie sont<br />

très âgés. Leurs récits différaient d’un<br />

individu à l’autre, mais l’amertume,<br />

le reproche, la colère revenaient souvent.<br />

Et quelquefois, un sentiment d’identité perdue est transmis<br />

aux générations suivantes. J’ai entendu une descendante dire<br />

cette phrase très significative : « On ne sait plus à qui on en veut ».<br />

Où avez-vous tourné le film, et pourquoi ?<br />

Au Maroc. J’ai un temps envisagé de tourner en Algérie,<br />

même si j’étais conscient que le sujet est sensible là-bas. Mais<br />

l’idée a très vite été abandonnée : en raison de la situation sanitaire,<br />

le pays a totalement fermé ses frontières pendant plus d’un<br />

an et demi. Le Maroc a, lui, plusieurs fois fermé et rouvert ses<br />

frontières au cours des repérages et de la préparation du film.<br />

Tout a donc été extrêmement compliqué et incertain jusqu’au<br />

bout. Des recherches de casting ont été commencées en Algérie<br />

DR<br />

58 AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022

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