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ENTRETIEN<br />

aujourd’hui. Ces femmes de lettres ont conscience du rôle primordial<br />

de l’éducation pour déconstruire ces préjugés. Leurs<br />

salons ne sont pas uniquement fréquentés par la diaspora noire,<br />

mais aussi par la classe moyenne éduquée, blanche. C’est un<br />

exemple positif de collaboration de personnes d’horizons différents.<br />

Les sœurs Nardal sont à l’origine du mouvement noir,<br />

elles sont les précurseuses de la négritude et inspireront Aimé<br />

Césaire, Léopold Sédar Senghor, Léon-Gontran Damas…<br />

Pourquoi utilisez-vous le terme « Africains-Européens »,<br />

encore très peu employé, pour désigner les Noirs<br />

en Europe ?<br />

C’est un clin d’œil aux Africains-Américains qui acceptent, et<br />

même réclament, le fait d’avoir plusieurs cultures. En France, on<br />

est « d’origine » : une identité est toujours plus forte que l’autre.<br />

Les Afro-Américains sont à la fois de descendance africaine, ils<br />

reconnaissent cette histoire, même si leur relation avec le continent<br />

est lointaine, et aussi complètement américains, confortables<br />

dans cette identité multiple. En Europe, on est encore<br />

en train de se battre pour faire reconnaître que l’on peut être<br />

africain et européen.<br />

Quel regard portez-vous sur le modèle<br />

d’intégration de la France, où vous avez grandi,<br />

qui se veut universaliste, assimilationniste ?<br />

Pour beaucoup de gens comme moi qui ont grandi en France,<br />

c’était un problème. La Constitution veut que l’on soit unis, indivisibles.<br />

C’est une belle idée. Mais dans la réalité, le racisme,<br />

son héritage sont très présents. Les constructions raciales ne<br />

sont pas racontées ni expliquées, mais elles ont profondément<br />

marqué la France, qui refuse de le reconnaître. Elle célèbre des<br />

figures clefs, comme Césaire, Joséphine Baker… Mais elle ne<br />

parle pas des discriminations quotidiennes basées sur la couleur<br />

de peau que j’ai vécues enfant. Elles ont été douloureuses. Pourtant,<br />

il est nécessaire d’en parler. De même, cette peur d’une<br />

Afrique qui monte et qui envahirait l’Europe… Il y a plusieurs<br />

siècles, c’était l’inverse ! Il faudrait discuter de ces sujets dans<br />

un contexte historique plus large.<br />

Vous vivez en Grande-Bretagne, au pays de Galles.<br />

Êtes-vous plus à l’aise avec le modèle anglo-saxon,<br />

parfois vu depuis la France comme communautariste ?<br />

Oui. Cela ne veut pas dire qu’il y a moins de racisme en<br />

Grande-Bretagne. Mais on peut le nommer plus facilement. On<br />

dispose de chiffres, de mécanismes pour mettre en évidence,<br />

par exemple, des discriminations au sein d’une entreprise, où<br />

il n’y aurait pas assez de personnes issues des ethnic minorities,<br />

de telle appartenance culturelle… À mon arrivée, je trouvais<br />

ça choquant. Puis, j’ai compris que c’était important. La discrimination<br />

basée sur le port du voile ou la couleur de peau sera<br />

visible s’il manque des personnes de cette communauté. On va<br />

essayer de comprendre, de mettre le doigt sur ces inégalités.<br />

Ça ne signifie pas nécessairement qu’une solution sera trouvée,<br />

car le racisme résiste à toute forme d’antiracisme, mais cela m’a<br />

permis de vivre beaucoup plus sereinement.<br />

« On devrait<br />

utiliser le terme<br />

“Africain-Européen”.<br />

Mais en France,<br />

on est “d’origine”,<br />

une identité est<br />

toujours plus forte<br />

que l’autre. »<br />

Qu’est-ce qui vous dérangeait en France ?<br />

Au nom de la liberté d’expression, on se réclame de pouvoir<br />

dire ce que l’on pense. Le raciste peut clamer sa haine à autrui.<br />

Pour beaucoup d’entre nous, c’est difficile à vivre. Je n’ai pas<br />

besoin de savoir qu’untel ne m’aime pas. Je veux juste que l’on<br />

m’ignore. En Grande-Bretagne, j’ai la possibilité d’être ignorée.<br />

Ils ne sont pas moins racistes, mais ils n’ont pas le désir pressant<br />

de me dire que ma couleur de peau les dérange. Parce que la<br />

loi leur dit : attention, non ! D’autre part, d’un point de vue personnel,<br />

je n’avais pas envie d’avoir d’enfants en France, parce<br />

qu’ils auraient souffert du racisme. Ainsi, mes enfants sont nés<br />

outre-Manche. Il y a vraiment un impact intime, psychologique,<br />

émotionnel, familial important. La France est très brutale dans<br />

son approche soi-disant assimilationniste.<br />

L’un de vos confrères historiens, Pap Ndiaye,<br />

a été nommé ministre de l’Éducation nationale<br />

français en mai dernier. Cette annonce a provoqué<br />

des attaques virulentes au sein de l’extrême droite<br />

et d’une partie de la droite. Qu’est-ce que cela<br />

vous inspire ?<br />

Je connais Pap, j’étais très contente qu’il accepte le poste.<br />

Mais je savais que cette nomination allait susciter des réactions<br />

violentes. C’était ignoble. Les voix de l’extrême droite résonnent<br />

très fort en France. Leur donner de l’espace médiatique les<br />

amplifie. Mais la France n’est pas forcément opposée à Pap<br />

Ndiaye, elle est plus complexe. Elle est différente de celle que<br />

j’ai quittée il y a vingt-deux ans. Elle est beaucoup plus à même<br />

de critiquer à haute voix l’extrême droite. C’est une belle victoire.<br />

D’autres associaient Pap Ndiaye à la gauche et ont regretté<br />

qu’il rejoigne un gouvernement centriste. Certes, on peut rester<br />

aux périphéries et critiquer, construire ses propres plates-formes<br />

radicales pour pousser au changement, c’est important. Mais<br />

72 AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022

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