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de la sœur d’une voisine avait été légèrement blessé et qu’il<br />
était hospitalisé. Et c’est mon père, avec sa 4CV, qui est allé le<br />
chercher à la sortie de l’hôpital, le 10 juin, pour rendre service<br />
à cette dernière. C’est de la folie, quand même : alors que dans<br />
tout Alger, il y a des ratonnades, ce type qui, quelques heures<br />
plus tard, sera arrêté, puis torturé et assassiné, va chercher<br />
l’un des blessés de l’attentat – donc quelqu’un qui était plutôt<br />
pour le maintien du statu quo – pour le ramener chez lui. C’est<br />
complètement fou. Je pense que, entre le 1 er novembre 1954 et<br />
le 5 juillet 1962, les gens sont petit à petit tombés dans cette<br />
folie. En particulier, la soi- disant bataille d’Alger a été un complet<br />
glissement dedans. Les gens se sont tous comportés d’une<br />
façon inattendue et bizarre. Ce n’est pas si étonnant que ceux<br />
revenus en France n’aient pas pu en parler. Que cette guerre<br />
soit restée quelque chose de tabou si longtemps. Ils étaient tous<br />
fous, de tous les côtés.<br />
Étant européenne et non-musulmane, Josette Audin n’a<br />
pas obtenu automatiquement la nationalité algérienne<br />
à l’indépendance. Elle s’est battue pour l’avoir…<br />
C’était la suite de sa lutte pour l’indépendance. Elle se<br />
considérait comme algérienne et voulait être reconnue en tant<br />
que telle. Sa bataille pour avoir la nationalité était de la folie<br />
douce. Parce qu’elle était professeure, elle avait un salaire de<br />
coopérante française et, une fois devenue algérienne, sa paye<br />
a été divisée par quatre. C’était vraiment du pur militantisme :<br />
c’était important pour elle – et pour eux – d’être algérienne<br />
dans son pays.<br />
C’est pour la même raison que vous avez insisté<br />
pour obtenir un passeport algérien, que vous avez<br />
enfin reçu en avril dernier ?<br />
J’ai toujours été algérien, sauf que je n’avais pas mes papiers<br />
pour le prouver. Je voulais m’adresser au président de la République<br />
algérienne, comme ma mère l’a fait avec le chef d’État<br />
français, et je voulais le faire en tant qu’algérien. Récemment, je<br />
suis allé en Algérie avec une délégation, et nous avons rencontré<br />
le ministre des Moudjahidine [titre officiel des personnes qui<br />
ont combattu contre le colonialisme français, ndlr], lequel nous<br />
a officiellement assuré qu’il allait suivre toutes les pistes pour<br />
retrouver les restes de Maurice Audin. Nous en avons quelquesunes,<br />
et aujourd’hui, les autorités algériennes semblent prêtes à<br />
coopérer et à mener des recherches. Je crois qu’il redevient un<br />
symbole : nous allons chercher ses restes, mais pas seulement les<br />
siens. Nous allons essayer d’identifier des milliers de personnes<br />
comme lui. Ce n’est pas simple, mais c’est nécessaire pour que<br />
beaucoup de familles qui ont perdu des proches puissent mettre<br />
un point final à leur histoire et faire leur deuil. On ne peut pas<br />
construire un avenir sérieux si l’on ne connaît pas son passé.<br />
Et je pense que c’est important pour la France et l’Algérie de<br />
construire un avenir en sachant ce qu’il s’est passé avant. Il y a<br />
beaucoup de rancœur entre les deux, mais il faut que l’on avance.<br />
Votre mère est décédée le 2 février 2019,<br />
et le 22 naissait le mouvement du Hirak,<br />
« Les autorités<br />
algériennes<br />
semblent prêtes<br />
à coopérer et<br />
à mener des<br />
recherches. Je crois<br />
qu’il redevient<br />
un symbole : nous<br />
allons chercher<br />
ses restes, mais<br />
pas seulement<br />
les siens. »<br />
qui a conduit à la chute d’Abdelaziz<br />
Bouteflika. Qu’en aurait-elle pensé ?<br />
C’est vraiment dommage qu’ils aient attendu si longtemps,<br />
parce qu’elle aurait été contente de le savoir. Elle se désespérait<br />
de ce que le pays était devenu par rapport à ce pour quoi ils<br />
s’étaient battus. Ils ont lutté pour une Algérie qu’ils imaginaient<br />
fraternelle, multiculturelle, égalitaire. Une société plus juste.<br />
Pour eux, elle aurait dû être une championne de la liberté de la<br />
presse et de la liberté d’opinion, et malheureusement, ce n’est<br />
pas du tout le cas. C’est dommage, car cela devrait être la leçon à<br />
tirer après cent trente-deux ans de colonialisme et de répression<br />
subis par le peuple. Après, à 60 ans, un pays est encore jeune.<br />
On peut faire beaucoup de choses pour que l’Algérie devienne<br />
le pays que souhaitaient des gens comme mes parents. On va<br />
dire que le 22 février 2019, il y a un espoir qui s’est soulevé,<br />
qui a montré que la population était prête à reprendre la lutte.<br />
C’est une belle chose de voir que les jeunes en particulier – la<br />
richesse du pays est sa jeunesse – se sont mobilisés, conscients<br />
de ce qu’avaient fait les combattants de l’indépendance. La place<br />
Maurice Audin, qui existe à Alger depuis 1963, a été un lieu de<br />
rassemblement important du Hirak. Elle l’a aussi été parce qu’ils<br />
savaient très bien qui était mon père. ■<br />
AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022 67