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82 Culture<br />
Roman Dans le style délicat qu’on lui connaît, Alain Blottière entrecroise les destins de Goma<br />
l’adolescent cairote et Nathan le lycéen parisien. Un très joli livre.<br />
Par Corinne Moncel<br />
Chaque livre d’Alain<br />
Blottière est un<br />
enchantement. C’est<br />
d’ailleurs le titre de son<br />
quatrième roman, quinze<br />
ans après l’éblouissant<br />
Saad, écrit à 22 ans et paru<br />
en 1980. Depuis, l’écrivain<br />
balade sa plume délicate et<br />
délicieusement nostalgique<br />
de Djibouti à la<br />
Cyrénaïque, avec une<br />
prédilection pour le pays où<br />
il a longtemps résidé et<br />
qu’il n’a jamais pu quitter<br />
tout à fait: l’Égypte. La<br />
plupart de ses œuvres s’y<br />
déroulent – à la brillante<br />
exception du Tombeau de<br />
Tommy (2009), un retour au<br />
roman après dix ans<br />
d’absence dans ce genre<br />
littéraire. En évoquant le<br />
groupe Manouchian, Alain<br />
Blottière voulut briser le<br />
sortilège égyptien qui<br />
continuait de le posséder<br />
dans les récits auxquels il<br />
se consacra durant son<br />
abstinence romanesque.<br />
◗ Songes d’ailleurs<br />
Mais l’auteur n’a pas<br />
résisté à l’ensorcellement:<br />
avec Rêveurs, il revient<br />
magistralement au pays qui<br />
le hante. Au travers d’une<br />
histoire mettant en scène<br />
une de ses autres<br />
obsessions : l’adolescence,<br />
passage entre l’enfance et<br />
l’âge d’homme où tout et<br />
rien n’est encore joué.<br />
Rêveurs : deux jeunes<br />
garçons, deux réalités<br />
sociales divergentes, deux<br />
mondes aux antipodes, et<br />
pourtant un point de<br />
rencontre dans la ligne de<br />
Lignes de fuite<br />
fuite de leurs songes<br />
d’ailleurs…<br />
D’un côté Nathan, jeune<br />
lycéen français à qui tout<br />
est donné : l’argent,<br />
l’attention, l’amour… sauf<br />
celui de sa mère morte<br />
quand il était enfant.<br />
Nathan qui s’ennuie à<br />
mourir dans sa vie<br />
confortable et ne supporte<br />
ni le réel et ses pestilences,<br />
ni l’affection insistante de<br />
ses proches. Gentil garçon<br />
par défaut, l’adolescent<br />
préfère le monde virtuel des<br />
jeux vidéo et, surtout, le jeu<br />
du foulard, ce « rêve<br />
indien » qu’on atteint en<br />
s’étranglant. Pendant<br />
quelques secondes alors,<br />
entre vie et mort, Nathan<br />
retrouve la ouate maternelle<br />
à jamais perdue.<br />
Goma, lui, n’a jamais<br />
connu le confort de<br />
Nathan : enfant des rues<br />
du Caire, il survit en<br />
ramassant de vieux cartons<br />
dans la partie haute du<br />
quartier de Dar el-Salam, le<br />
plus populaire et plus mal<br />
famé de la capitale<br />
égyptienne. Tout un monde<br />
grouillant de gens rustres<br />
pratiquant mille métiers<br />
informels, de fonctionnaires<br />
corrompus et de flics<br />
sadiques, où la lutte pour<br />
rester en vie n’autorise<br />
aucun relâchement affectif.<br />
L’amitié et la tendresse<br />
existent pourtant dans la<br />
petite bande de Goma, qui<br />
rêve de la France comme<br />
DEUX MONDES AUX ANTIPODES QUI, MIS<br />
EN CONTACT, CRÉENT UN MOMENT UNIQUE DE GRÂCE.<br />
Mai 2013 ● Afrique Asie<br />
l’acmé du bonheur. Mais la<br />
révolte gronde dans le<br />
lointain centre ville.<br />
Galvanisés par les<br />
nouvelles de la « guerre »<br />
place Tahrir commencée<br />
par les « facebooks » pour<br />
déloger le « roi des<br />
voleurs », Goma et ses<br />
amis décident de braver les<br />
obstacles afin de prendre<br />
part à la liesse générale.<br />
On s’en doute : c’est moins<br />
la vie sans joie de Nathan<br />
que celle, poignante, de<br />
Goma, qui captive dans le<br />
roman de Blottière. Dans le<br />
style à la fois simple et<br />
poétique qu’on lui connaît,<br />
s’autorisant plus qu’à<br />
l’accoutumée les phrases<br />
longues, l’écrivain décrit<br />
avec une justesse et une<br />
émotion qui étreignent la<br />
vie de ce petit peuple<br />
d’Égypte, souvent plus<br />
répugnant que valeureux,<br />
bafoué, maltraité, ignoré<br />
des dirigeants mais aussi<br />
des « facebooks » de la<br />
ville riche. Croyant autant<br />
que ces derniers à la fin<br />
d’un règne, le peuple de<br />
Dar el-Salam sera le<br />
premier à comprendre<br />
« qu’il n’y avait jamais eu<br />
de révolution. Le roi des<br />
voleurs et des criminels<br />
n’était qu’une marionnette<br />
manœuvrée par des<br />
hommes en uniformes<br />
chamarrés ».<br />
Goma, qui connaîtra l’enfer<br />
de l’hôpital, de la prison,<br />
des rues gazées et de la<br />
D. R.<br />
morgue, mais aussi la rage<br />
euphorisante de vouloir<br />
mettre à bas un ordre<br />
injuste, croisera Nathan en<br />
vacances imposées sur les<br />
bords du Nil. L’attrait sera<br />
immédiat: l’évidence de<br />
leur gémellité par-delà leur<br />
condition, pour un moment<br />
L’obsession de l’adolescence<br />
sublimée par un style poétique.<br />
unique de grâce à<br />
l’intersection même de<br />
leurs rêves de douceur.<br />
Alain Blottière, qui a<br />
adopté un procédé narratif<br />
original – chaque passage<br />
sur un adolescent se conclut<br />
sans ponctuation pour<br />
mieux faire le lien avec le<br />
point de vue de l’autre<br />
garçon –, a une fois encore<br />
réussi un très joli livre. ■<br />
◗ Rêveurs, Alain Blottière,<br />
Éd. Gallimard, 176 p.,<br />
15,90 euros.