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94 Société Société Pour lutter contre l’obscurantisme et l’intolérance, les Femen feutrent sur leurs seins des slogans revendiquant leur droit à la liberté. Enquête à découvert autour d’un phénomène qui enfle, non sans peine, au Maghreb et dans le monde arabe. Par Samy Abtroun Composé de plusieurs centaines de membres dans le monde – et sans doute bien plus de sympathisants –, le groupe des Femen, créé en 2008 en Ukraine, a d’abord choisi de bomber le torse pour dénoncer la prostitution endémique dans le pays. Mais, rapidement, son action s’est généralisée à toutes les formes de violence dont sont victimes les femmes, en Ukraine et ailleurs. Le principe: deux petits seins valent mieux qu’une longue banderole. En utilisant cette partie fantasmée – et pour un certain nombre fantasmagorique – de leur corps, ces féministes, autoproclamées « sextrémistes », se dispensent de porte-voix : elles pointent leur message, souvent crus et parfois drôles, mais toujours de manière non violente, comme d’autres dégainent un pistolet, tout en concédant les limites du procédé, « être trop vues mais jamais bien lues ». Passent ainsi sous leurs feutres les machistes, les conservateurs, les fanatiques et autres pourfendeurs des libertés: sexistes, anti-avortements, conjoints violents, violeurs, homophobes, racistes, censeurs, etc. En somme, la bonne majorité du monde d’aujourd’hui. Ça tétonne et ça détonne Mais leurs cibles de prédilection restent les extrémistes religieux et autres bigots. En avril 2012, elles faisaient sonner les cloches de la cathédrale Saint-Sophie de Kiev pour dénoncer la proposition d’un député ukrainien visant à interdire l’interruption volontaire de grossesse (IVG). La même année, une militante tentait de se jeter sur le patriarche de l’Église orthodoxe russe Kirill en visite à Kiev, jugé politiquement trop proche de Poutine. En janvier 2013, elles s’exhibaient place Saint- Pierre à Rome lors de l’angélus du pape Benoît XVI, avec un « shut up » (« tais-toi ») inscrit sur leur poitrine. Un mois plus tard, elles fêtaient le départ du Saint-Père dans la cathédrale Notre-Dame de Paris, avec ces slogans: « Bye bye Benoît », « No homophobe »! Sur leurs tétons, guère de privilèges: elles rayent aussi bien les inepties des cathos que celles des islamistes. Elles expriment ainsi leur solidarité avec les musulmanes victimes des pratiques moyenâgeuses de leur État. En 2010, elles levaient le tee-shirt devant l’ambassade d’Iran à Kiev pour dénoncer la condamnation à la lapidation de Sakineh Mohammadi Ashtiani, Iranienne accusée d’adultère. En 2011, c’est devant l’ambassade Mai 2013 ● Afrique Asie d’Arabie Saoudite qu’elles soulevaient un niqab de circonstance pour dénoncer l’interdiction de conduire faite aux femmes dans ce pays. Sur leur poitrine: « Cars for women camels for men » (« Des voitures pour les femmes, des chameaux pour les hommes »). En 2012, elles manifestaient à Londres contre la participation du royaume wahhabite aux jeux Olympiques. À Paris, elles marchaient pour la liberté des musulmanes: sur leur peau, le slogan « Intégrisme dégage! », référence à celui qui avait chassé le président tunisien Ben Ali un an plus tôt. En avril dernier, elles brûlaient un drapeau à la couleur noire du salafisme devant la Grande Mosquée de Paris, puis se dénudaient devant une mosquée à Berlin, pour dire leur rejet des extrémistes. ◗ « Fuck your morals » Les Femen font rapidement des émules au Maghreb et dans le monde arabe. « Ces filles disent exactement ce qu’on dit chez nous. Elles l’écrivent tellement bien qu’on est obligé de les entendre », explique Nadia, sympathisante algérienne. Pour être de la partie, il suffit d’en partager les idées… et d’un bon feutre, Internet servant de moyen de diffusion. Alors que la Place Tahrir est en feu, l’Égyptienne Aliaa Magda Elmahdy pose nue sur son blog « Journal d’une rebelle » et sur Twitter. L’acte se veut symbolique: en se dénudant, elle dévoile le vrai visage d’un pays pris par les Frères musulmans, et d’une société violente et hypocrite. Menacée de mort, elle doit fuir. En mars dernier, Amina Tyler, une militante tunisienne, qui entend lancer le mouvement Femen dans son pays, poste ses photos d’elle, seins nus, sur Facebook, avec ce tag : « Mon corps m’appartient, il n’est l’honneur de personne. » Sur un autre cliché: « Fuck your morals » (« Allez vous faire foutre avec votre moralité »)… Le hic: le pays du jasmin est depuis quelques années devenu le pays du « chasse nu » ; et le corps, de plus en plus voilé, appartient de moins en moins à celles qui le portent. Les seins d’Amina font le tour du monde et pétrifient les salafistes et autres nouvelles « élites » de cette Tunisie de la révolution qui n’a eu de « printemps arabe » que celui des barbes et des voiles. Coupée du « LE PRINCIPE: DEUX PETITS SEINS VALENT MIEUX QU’UNE LONGUE BANDEROLE. »
monde et brutalisée par sa propre famille, contrainte de prendre des traitements chimiques, victime d’une fatwa de mort prononcée par Ennahdha, parti islamiste au pouvoir, encore menacée de lapidation, la jeune tunisienne de 19 ans ne doit sa survie qu’à sa fuite. Entretemps, un blog de soutien se crée. Une Femen du Bahreïn se dévoile sur le réseau… visage couvert pour éviter d’être tuée. Suivie d’une Algérienne. Le groupe féministe perturbe enfin la visite à Paris du président tunisien Moncef Marzouki, allié des islamistes, et organise, en soutien à sa militante, une « Journée internationale du djihad seins nus ». Excusez du peu. ◗ « Nous couperons vos seins » Dans une Tunisie qui affronte ses démons, bien couverts ceux-là, le nu courageux d’Amina est éminemment politique. Il porte la liberté comme un étendard et, s’exprimant dans son plus simple habit, de la manière la plus vraie qui soit. C’est bien là l’objectif déclaré des Femen. « Nous sommes libres, nous sommes nues, c’est notre droit car c’est notre corps, et personne ne peut utiliser la religion ou d’autres prétextes pour abuser des femmes ou les oppresser. Nous nous battrons contre eux », explique Alexandra Shevchenko, l’une des fondatrices du mouvement. En se mettant ainsi à nu, ces seins à slogans frappent les consciences, les yeux et le reste. Mais cette arme à double tranchant a, plus d’une fois, montré ses dangers. « T’es à poil, t’as pas d’armure », confie Nadia. Leur forme de protestation agace, quand elle ne rend pas hystérique. Dans une Tunisie qui affronte ses démons, bien couverts ceux-là, le nu courageux d’Amina est éminemment politique. « T’es souvent face à des malades. Ce ne sont pas les filles nues qu’ils ne supportent pas de regarder, c’est l’image qu’elles leur renvoient d’eux-mêmes! », poursuit la jeune Algérienne. Accusées de christianophobie et d’islamophobie, insultées, brutalisées, arrêtées, emprisonnées, les Femen échappent parfois de peu au lynchage. En novembre dernier, des militantes déguisées en nonnes étaient entrées dans le cortège d’intégristes catholiques de l’Institut Civitas, réputé proche de l’extrême droite, qui défilait à Paris contre le Mai 2013 ● Afrique Asie projet de loi sur le mariage pour tous. Elles se sont fait violemment tabasser. Dans des sociétés habillées de mauvaise vertu, le nu est devenu criminel. Partout où les poitrines de ces femmes ensoleillent, les coups pleuvent, signe que le monde d’aujourd’hui, abreuvé d’interdits et de préjugés, est plus replié sur ses fondamentalismes que ses fondamentaux. Et les détracteurs des « sextrémistes » ne sont pas que religieux, loin de là. Les féministes plus « classiques » se disent heurtées par ces mutines aux lolos qui jouent avec « DANS DES SOCIÉTÉS HABILLÉES DE MAUVAISE VERTU, LE NU EST DEVENU CRIMINEL. » D. R. les médias. Elles les trouvent trop belles, des « guerrières aux ongles propres », des « femmes objets », des « blondes idiotes ». En Égypte et en Tunisie, l’intelligentsia se rebiffe, expliquant que leurs légitimes revendications génère des effets inverses. Outre le fait qu’ils satisfont les machistes et les pervers, ces « lancers de seins » radicalisent les extrémismes et nuisent à l’image de la femme, critique-t-on. Ainsi, en s’attaquant à l’islamisme radical, les Femen donneraient une mauvaise image de l’islam, religion tolérante mais mal interprétée. Elles feraient également croire que toutes les musulmanes sont persécutées. Ou encore elles dédouaneraient les nonmusulmans, entendez les Européens, des abus qu’ils commettent. « Faux, oppose Nadia. Le message est clair: montrer ses seins, c’est juste tétonner là où ça fait mal, aider les croyantes et les non-croyantes à vivre. Il n’y a rien d’intellectuel là-dedans. Je me fiche qu’elles soient belles. Ce qui m’intéresse, c’est qu’elles veulent que notre vie à nous soit moins moche! » Reste que leur combat est encore loin d’être gagné. Ces opérations « coup de poing – coup de sein » sont aussi vite médiatisées qu’archivées. Au Maghreb et dans le monde arabe, elles restent trop exceptionnelles pour faire évoluer les mentalités. À preuve, cette menace laissée sur le site – piraté – des Femen, à la suite de leur engagement pour la libération d’Amina: « Venez en Tunisie! Nous couperons vos seins et nous les donnerons à manger à nos chiens! » ■ 95
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