Bulletin de liaison et d'information - Institut kurde de Paris

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23 MARS 2013
Pourquoi la Turquie
s'ouvre aux Kurdes
Après 30 ans de conflit et 45 000 morts, Ankara a poussé le
rebelle kurde Abdullah Öcalan à réclamer à ses partisans un
cessez-le-feu. Décryptage.
Par Armin Arefi
Un tournant de l'histoire. Voilà comment
la presse turque a salué l'appel à déposer
les armes lancé jeudi par Abdullah Öcalan,
chef rebelle kurde emprisonné à vie sur
l'île-prison d'Imrali (nord-ouest) depuis
1999. "Nous sommes arrivés à une phase
dans laquelle les armes doivent se taire (...),
les éléments armés doivent se retirer en
dehors des frontières de la Turquie", a lancé
le leader kurde dans un message lu par un
élu devant une foule de plusieurs centaines
de milliers de personnes. "Une nouvelle ère
se lève où la politique doit prévaloir, pas les
armes", a-t-il ajouté à l'occasion des célébrations
du nouvel an kurde (Newroz).
D'origine indo-européenne, les Kurdes - un
peuple de 25 à 35 millions de personnes et
majoritairement sunnite - sont répartis dans
tout le Moyen-Orient : en Iran, en Irak, en
Syrie et en Turquie. Hormis l'éphémère
République de Mahabad, créée en Iran en
1946, ce peuple n'est jamais parvenu à réaliser
son objectif de créer un État kurde indépendant.
Au contraire, ils portent une histoire
semée de discrimination et de persécutions
dans les divers pays qu'ils peuplent.
En Turquie, qui compte 12 à 15 millions de
Kurdes, Ankara a longtemps interdit la pratique
de la langue - et même la prononciation
du mot "kurde" - à l'intérieur de ses
frontières, sous peine de poursuites.
ORGANISATION TERRORISTE
Pour arriver à leurs fins, les Kurdes ont créé
en 1978, sous l'impulsion d'Abdullah Öcalan,
le Parti des travailleurs du Kurdistan
(PKK), qui s'est lancé dans l'opposition
armée contre Ankara en 1984. En près de 30
ans, le conflit a fait quelque 45 000 morts, y
compris dans des attentats. L'organisation
figure sur la liste des organisations terroristes
de la Turquie ainsi que de la majorité
des pays occidentaux, dont la France. Après
cinq annonces de cessez-le-feu lancées
depuis les années 1990, l'année 2012 s'est
révélée particulièrement meurtrière, avec
l'éclatement d'intenses combats entre armée
turque et rebelles du PKK.
Fait nouveau, les combattants kurdes bénéficient
depuis l'été 2012 d'un nouvel État
pour se replier : la Syrie. "Avec la complicité
du régime syrien, les combattants du Parti
de l'union démocratique (PYD) - formation
kurde syrienne armée proche du PKK turc -
Le Premier ministre turc, Recep Tayyip
Erdogan. Le Premier ministre turc,
ont pris le contrôle du nord du pays, qu'ils
administrent, permettant aux rebelles du
PKK de s'y réfugier", rappelle Jordi Tejel,
professeur d'histoire internationale à
l'Institut de hautes études internationales et
du développement de Genève.
"Récemment, les soldats du PYD se sont
même emparés des puits de pétrole de la
région, abandonnés par l'armée syrienne",
ajoute le chercheur.
NOUVELLE DONNE KURDE
Réprimés pendant un demi-siècle, les
Kurdes de Syrie se sont finalement vu offrir
sur un plateau l'autonomie dont ils
rêvaient. La situation des Kurdes d'Irak est
bien plus définie encore. Après l'invasion
américaine, ils possèdent depuis 2005 leur
propre gouvernement autonome - le
Kurdistan irakien - sous l'égide de Massoud
Barzani. Une nouvelle donne kurde dans la
région couplée à une recrudescence de la
violence en Turquie, qui ont poussé Ankara
à réagir.
Les services secrets turcs entament en
décembre 2012 un processus de dialogue
avec le prisonnier d'Imrali. Un mois plus
tard, trois parlementaires du Parti pour la
paix et la démocratie (BDP, parti kurde
légalisé par Ankara) rendent visite à trois
reprises à Öcalan pour négocier un cessezle-feu.
Le "processus d'Imrali" devient le
"processus de paix". "À la différence des
précédents échecs, l'annonce d'Abdullah
Öcalan s'inscrit cette fois dans le cadre
d'une feuille de route organisée, dont nous
venons de vivre la première phase",
explique au Point.fr Jean Marcou*, professeur
à l'Institut d'études politiques de
Grenoble.
"AVALER DU POISON" POUR LA PAIX
De la même manière, Jordi Tekel rappelle :
"C'est aujourd'hui Ankara qui donne à Öcalan
l'opportunité de s'exprimer en tant que
porte-parole du mouvement kurde."
Toutefois, il est à noter que le chef rebelle
n'a défini dans son appel aucun calendrier
pour le retrait de ses combattants. Du côté
du gouvernement, le Premier ministre turc,
qui s'est dit prêt à "avaler du poison" pour
faire la paix, a fait lever les mesures
d'isolement frappant Öcalan. Recep Tayyip
Erdogan a également déposé au Parlement
un "paquet" législatif censé permettre la
libération de centaines de Kurdes incarcérés
pour leurs liens avec le PKK.
Mais le plus grand mystère demeure sur les
changements réels dont il souhaite faire
bénéficier les populations kurdes. "Place de
la question ethnique dans la Constitution,
décentralisation du pouvoir ou enseignement
de la langue kurde en Turquie, les
problèmes sont nombreux", résume le spécialiste
Jean Marcou. Autre interrogation :
quelle est la véritable influence d'un
homme de 63 ans, emprisonné depuis 14
ans, et dont les thèses marxistes-léninistes
paraissent aujourd'hui dépassées dans une
Turquie mondialisée ?
ÉCHANGE DE BONS PROCÉDÉS
"Abdullah Öcalan a tout à gagner à s'ériger
comme quelqu'un d'important au sein de sa
communauté", estime le chercheur Jordi
Tejel. "Or, s'il garde indéniablement une
aura symbolique, il a perdu en importance
et ne contrôle plus la branche armée du
PKK." Depuis sa base arrière située en Irak,
le chef du commandement militaire de
l'organisation, Murat Karayilan, a pourtant
indiqué qu'il respecterait l'appel.
L'initiative d'Ankara a en tout cas provoqué
la fureur des oppositions nationalistes et
kémalistes, qui, à l'image d'une partie de
l'opinion publique turque, s'insurgent
contre toute tentative d'ouverture au PKK.
"Ils s'entendent tellement bien, le terroriste
et le Premier ministre unis par l'islam", a
raillé vendredi Bekir Coskun, député du
parti ultranationaliste MHP. "Vous sauvez
bientôt quelles concessions la République
de Turquie a consenties pour celui qui est
en prison." Le geste historique de Recep
Tayyip Erdogan pourrait ne pas être totalement
désintéressé. Contraint de quitter son
poste en 2015, le Premier ministre islamiste,
accusé d'autoritarisme, aimerait voir la
Constitution de son pays réformée afin de
renforcer les pouvoirs du président, poste
qu'il brigue pour les prochaines élections de
2014. Et comme le souligne Jean Marcou,
"de nombreuses craintes s'élèvent contre la
possibilité d'un échange entre la reconnaissance
de la cause kurde et un soutien à un
futur régime présidentiel". Et pour cela,
l'appui des 36 députés du BDP kurde au
Parlement turc n'est pas à négliger. ●
(*) Jean Marcou est également pensionnaire
scientifique à l'Institut français d'études anatoliennes
d'Istanbul.