CAUSERIES FRANÇAISES - World eBook Library
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FLAUBERT<br />
Flaubert n'avait aucun goût pour les dames et le pauvre Flaubert navré, crut que c'était<br />
sa faute et qu'il n'avait pas su exposer à la Princesse, comme il le fallait, les beautés<br />
de son esthétique...<br />
Mesdames et Messieurs, cet homme si candide, — cela ne vous étonnera point, —<br />
était foncièrement bon. La bonté lui était naturelle comme le génie.<br />
Avez-vous remarqué que, dans la plupart des romans de cet écrivain si amer et en<br />
quelque sorte naturellement disposé à voir l'humanité en laid, il y a toujours, dans<br />
quelque coin de ces romans, une bonne âme, une bonne âme incomprise, exploitée<br />
par les coquins et par les égoïstes et, finalement, victime de son dévouement. Par<br />
exemple, Charles Bovary, la servante Félicité, ou, dans l'Education sentimentale, Dus-<br />
sardier, ce commis de roulage, qui finit par être fusillé pour avoir voulu, comme il le<br />
dit, « le bonheur du peuple ».<br />
Cette bonté, Flaubert était très capable de la pousser jusqu'au sacrifice, et il le<br />
prouva en se ruinant pour sa nièce. Mais il méprisait trop l'humanité pour croire bien<br />
fermement quil vaut la peine de se sacrifier pour elle. Son vrai fond, c'était le renon-<br />
cement. Il y avait, en lui, de l'ascète : de là son goût pour tous les solitaires, sa<br />
toquade, comme il le disait, pour le bon saint Antoine, patron des cénobite-s. Vers la<br />
fin de sa vie, il aimait, dans ses lettres, à s'intituler « le Révérend Père Cruchard des<br />
Barnabites, aumônier des Dames de la Désillusion ».<br />
Toute son œuvre n'est, en somme, qu'une prédication du renoncement. Rappelez-<br />
vous la fin de V Education sentimentale : Frédéric Moreau, le héros du livre, renonce à<br />
l'amour de Mme Arnaud qui, pourtant, d'une façon plus ou moins consciente, vient<br />
s'offrir à lui. Il est vrai qu'il est bien tard et qu'ils sont bien vieux tous les deux!<br />
Mais enfin il y renonce, et tout le roman tend à démontrer que les joies de l'amour,<br />
si mêlées de vilenies et de déceptions, ne valent pas cet unique instant où deux âmes,<br />
deux âmes purifiées par le sacrifice ou détrompées par la vie, se rendent ce témoignage<br />
qu'elles n'ont jamais rien voulu l'une de l'autre que leur mutuel amour. Si les deux<br />
amants restent nobles devant leur conscience, c'est qu'ils ont renoncé à leurs désirs,<br />
c'est qu'ils ont renoncé à se posséder. Ce renoncement, sans doute, est moins l'œuvre<br />
de leur volonté que des circonstances, de sorte qu'à la joie d'avoir triomphé des<br />
bassesses de la passion se mêle le sentiment humiliant de l'incurable faiblesse<br />
humaine, — et cela encore est bien flaubertien. Flaubert peut avoir le culte du<br />
renoncement, il n'en a point l'orgueil. Il sait que la première vertu de l'anachorète,<br />
c'est l'humilité.<br />
Si à ce goût du renoncement nous joignons l'état morbide qui vouait Flaubert à<br />
l'isolement et à la solitude, nous comprendrons que, toute sa vie, il ait manifesté une<br />
sorte d'horreur pour l'action. A vingt ans déjà, il écrivait à sa maîtresse, Louise Collet,<br />
ces phrases singulières : « L'action m'a toujours dégoûté au suprême degré; elle me<br />
semble appartenir au côté animal de l'existence. » Mais alors, sans l'action, que<br />
devenir et comment tuer la vie? Par la pensée et par l'art, répond Flaubert. C'est<br />
ainsi que vous arriverez à supprimer ou, tout au moins, à supporter le mal de vivre.<br />
Toujours sceptique, toujours porté, par défiance de soi ou par humilité réelle, à<br />
ravaler le mérite de ses actes, il nous dira qu'il n'écrit que pour s'occuper, pour tuer<br />
le temps. Comme Binet, le percepteur de Madame Bovary, ce Binet qui s'enferme dans<br />
sa mansarde pour tourner des ronds de serviette, lui aussi il va tourner des phrases<br />
pour rien, pour le plaisir, pour oublier l'horreur de vivre.<br />
Mais, si humbles que paraissent de telles déclarations, — soyons-en sûrs, — au<br />
fond, Flaubert est bien convaincu qu'il n'y a que cela de propre au monde, que cela<br />
seul confère une dignité à l'existence. Se sacrifier pour l'art n'est pas plus vain, en<br />
somme, que de se sacrifier pour l'humanité. L'essentiel, c'est le sacrifice : se surmonter