CAUSERIES FRANÇAISES - World eBook Library

BAUDELAIRE 2o5
Vous vous demandez peut-être pourquoi je vous raconte tout cela. C'est pour vous
dire comment j'entends ma tâche ici, pas en professeur, mais, si j'ose dire, en camarade.
Je ne veux pas venir vous faire un cours d'histoire littéraire, un cours comme
vous en trouverez à la Sorhonne; je ne vous parlerai pas de questions d'esthétique, je
ne vous parlerai pas de questions d'école, je ne vous parlerai pas des origines litté-
raires de Baudelaire, ni de son iniluence, ni de ses successeurs. C'est un poète que
vous connaissez un peu, que je voudrais vous faire connaître davantage et avec lequel
j'espère qu'après cette conférence vous aurez fait plus ample connaissance.
Au premier abord, ce sujet, Baudelaire, a l'air d'un sujet magnifique. Baudelaire
est très à la mode, vous le savez, grâce à son centenaire qui a permis d'éditer ses
œuvres pour rien, grâce à la multiplication de ses éditions; enfin, c'est le poète du
jour, et cela lui donne l'air d'être le sujet rêvé pour un conférencier, le sujet idéal.
Il y a comme cela, au théâtre, des rôles qu'on appelle des rôles en or, et il semble que,
rien qu'en le jouant, l'acteur va récolter tous les bravos, va tout tirer à lui; et puis,
une fois devant le public, il se trouve que ce rôle est très ingrat, très difficile, et on
dit : « C'est un faux beau rôle. » Je ne dis pas que Baudelaire soit un faux bon sujet,
mais c'est un sujet extrêmement difficile. Oh I non pas en raison de l'étendue de son
oeuvre. Comparez-le, au contraire, avec Victor Hugo. Victor Hugo a fait environ
cent volumes. Baudelaire, à sa mort, ses poèmes en prose n'étant pas publiés, a laissé
au juste deux volumes, les Fleurs du mal et les Paradis artificiels. H \ a donc matériel-
lement une énorme différence. Victor Hugo, sans parler de son théâtre, a laissé
environ cent trente mille vers, quelqu'un en a fait le compte. Et Baudelaire, devinez
combien? Environ quatre mille. Et tandis que, soit dit sansirrespect, dans Victor Hugo
on peut éliminer, élaguer, sans faire tort à cette oeuvre immense, chez Baudelaire p;is
un poème, pas une page presque qui n'ait sa signification, sa portée, et qui ne con-
tribue à l'expression de celte âme d'élite : tant tout ce qu'a écrit Baudelaire plonge
au fond même de son être et nous en apporte les émanations!
Perfection? Non, pas seulement la perfection, mais la profondeur, l'intensité, tout
le flux d'humanité et de mystère que charrie chacun de ces poème?. Voilà ce qui nous
gêne pour y choisir.
Alors voici ce que je voudrais vous proposer. Je vais d'abord vous raconter l'exis-
tence extérieure de Baudelaire, son existence purement littéraire qui est d'ailleurs
assez curieuse; après quoi, nous passerons à son existence sentimentale et cérébrale,
qui vous donnera la clef de son œuvre. Seulement, entendons-nous bien, si je procède
ainsi, ce n'est pas pour faire comme les professeurs ou comme les collégiens, pour
vous expliquer, selon le vieux système, l'œuvre par l'homme et par sa biographie.
C'est une méthode qui a du bon pour certains auteurs, mais elle ne convient pas à
tout le monde.
Donc je ne vais pas vous dire, comme on fait pour certains auteurs : « Voilà ce qui
est arrivé à cet homme et voilà les livres qui en résultent. » Ce ne serait pas vrai;
avec Baudelaire c'est tout le contraire. Car les éléments extérieurs, sauf un voyage aux
pays chauds dont je vous parlerai, n'eurent nulle influence sur son œuvre, et si je
vous raconte sa vie, c'est pour vous montrer de quelle façon son talent, son génie,
loin d'être dominé par les événements, surmonta, domina tous ces accidents vulgaires,
les transfigura par l'art et sut en extraire tant de sublime beauté.
Je commence donc l'existence de Baudelaire.
Baudelaire est né à Paris, tout près d'ici, rue Hautefeuille, le g avril 1821. Son père
était François Baudelaire, né en 1769. Il avait donc soixante et un ans quand le jeune
Baudelaire naquit. Sa mère n'avait que vingt-sept ans. Elle s'appelait Mlle Archim-
bault du Pays. C'était une jeune fille sans fortune, la fille d'un officier de l'ancien