CAUSERIES FRANÇAISES - World eBook Library

4o CAUSERIES FRANÇAISES
passion qui s'était emparée des deux autres, fut possédé un moment par le vertige
du sublime et joignit lui-même leurs mains. Mais ce sacrifice volontaire, s'il le fît, ne
lui donna pas le repos. Il a écrit, quelques années après, les terribles phrases
que voici :
« Je crus d'abord n'éprouver ni regret, ni douleur de mon abandon. Je m'éloignai
Gèrement. Mais à peine eus-je regardé autour de moi que je vis un désert. Il me
semblait que toutes mes pensées tombaient comme des feuilles sèches, tandis que je
ne sais quel sentiment inconnu, horriblement triste et tendre, s'élevait dans mon âme,
et je vis que je ne pouvais lutter. Je m'abandonnai à la douleur en désespéré. Je
rompis avec toutes 'mes habitudes, je m'enfermai dans ma chambre, j'y passai quatre
mois à pleurer sans cause, ne voyani personne... La douleur se calma, je connus et
j'aimai la mélancolie. Devenu plu? tranquille, je jetai les yeux sur tout ce que j'avais
quitté. Au premier livre qui me tomba sous la main, je m'aperçus que tout avait
changé. Rien du passé n'existait plus, ou du moins rien ne se ressemblait. Un vieux
tableau, une tragédie que je savais par cœur, une romance cent fois rebattue, un
entretien avec un ami, me surprenaient; je n'y trouvais plus le sens accoutumé... »
On sait que les poèmes intitulés « Les Nuits » furent les fruits admirables de cette
longue crise. Musset, comme auparavant Lamartine, avait trouvé le génie au confluent
de l'amour et de la douleur.
Permettez-moi de vous rappeler quelques vers hallucinants de la Nuit de Décembre,
qui est peut-être la plus émouvante des quatre Nuits.
La Nuit de décembre
Le poète
Du temps que j'étais écolier, _ .
Je restais un soir à veiller
Dans notre salle solitaire,
Devant ma table vint s'asseoir
Un pauvre enfant vêtu de noir.
Qui me ressemblait comme un frère.
Son visage était triste et beau :
A la lueur de mon flambeau,
Dans mon livre ouvert il vint lire,
Il pencha son front sur ma main,
Et resta jusqu'au lendemain,
Pensif, avec un doux sourire.
Mais tout à coup j'ai vu dans la nuit sombre
Une forme glisser sans bruit.
Sur mon rideau j'ai vu passer une ombre;
Elle vient s'asseoir sur mon lit.
Qui donc es-tu, morne et pâle visage,
Sombre portrait vêtu de noir?
Que me veux-tu, triste oiseau de passage?
Est-ce un vain rêve? est-ce ma propre image
Que j'aperçois dans ce miroir?
Qui donc es-tu, spectre de ma jeunesse,
Pèlerin que rien n'a lassé ?
Dis-moi pourquoi je te trouve sans cesse
Assis dans l'ombre où j'ai passé.
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