CAUSERIES FRANÇAISES - World eBook Library
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LAMARTINE, VIGNY, MUSSET 35<br />
Anglaise, miss Maria Anna Birch. Il est heureux. Retiré dans son château de Saint-<br />
Point, il y compose les admirables chants lyriques qui s'épanouiront en iSsS dans ce<br />
charmant bouquet de poèmes intitulé Nouvelles Méditations. Il y reste mélancolique,<br />
autant qu'il le faut pour que son œuvre garde le caractère pathétique le plus touchant,<br />
mais son optimisme s'affirme, sa foi chrétienne en un Dieu sauveur et infiniment bon<br />
s'élargit jusqu'à embrasser bientôt toute la nature, toute l'humanité : la nature qui se<br />
transfigurera en une sorte de panthéisme évangélique dans le recueil des Harmonies;<br />
l'humanité qu'il rêvera fraternelle et unanime dans la Marseillaise de la Paix.<br />
Pendant ce temps. Vigny se livre déjà au docteur Noir. Dès son premier livre, il a<br />
ëcrit, dans la Fille de Jephté, des vers qui protestent contre l'injustice de Dieu... Peu<br />
après, en 1823, il écrit Moïse, que ses contemporains considèrent non sans raison<br />
comme son plus beau poème. C'est la solitude dont Vigny était hanté qui s'y lamente,<br />
mais avec une grandeur inconnue jusque-là. Moïse, le sauveur d'hommes, devenu<br />
presque un dieu, et isolé dans sa puissance, regrette le sort de l'humble passant qui<br />
n'est rien.<br />
Et, debout devant Dieu, Moïse ayant pris place.<br />
Dans le nuage obscur, lui parlait face à face.<br />
Vos anges sont jaloux et m'admirent entre eux,<br />
Et cependant, Seigneur, je ne suis pas heureux.<br />
Vous m'avez fait vieillir puissant et solitaire :<br />
Laissez-moi m'endormir du sommeil de la terre.<br />
Sitôt que votre souffle a rempli le berger.<br />
Les hommes se sont dit : « Il nous est étranger »;<br />
Et leurs yeux se baissaient devant mes yeux de flamme.<br />
Car ils venaient, hélas! d'y voir plus que mon âme.<br />
J'ai vu l'amour s'éteindre et l'amitié tarir;<br />
Les vierges se voilaient et craignaient de mourir.<br />
M'enveloppant alors de la colonne noire,<br />
J'ai marché devant tous, triste et seul dans ma gloire,<br />
Et j'ai dit dans mon cœur : Que vouloir à présent?<br />
Pour dormir sur un sein mon front est trop pesant.<br />
Ma main laisse l'effroi sur la main qu'elle touche.<br />
L'orage est en ma voix, l'éclair est sur ma bouche;<br />
Aussi, loin de m'aimer, voilà qu'ils tremblent tous.<br />
Et quand j'ouvre les bras, on tombe à mes genoux.<br />
Seigneur !<br />
j'ai vécu puissant et solitaire.<br />
Laissez-moi m'endormir du sommeil de la terre! »<br />
(^Applaudissements.).<br />
Vigny commençait par ce poème la revue des grands solitaires sacrifiés ; il devait<br />
continuerpar le so\daii{Grand€ur et Servitude miiifaires), puispar le poète (Chatterton). Sdt.<br />
nature sensible, mais toujours aristocratique, était pleine d'une grande pitié pour les<br />
êtres d'exception en qui il sentait ses frères, et qui sont persécutés parce qu'ils ont<br />
une noblesse qui les met à part des autres hommes. Il a dit lui-même dans son Journal<br />
d'un Poète : « La sévérité froide et un peu sombre de mon caractère n'était pas native ;<br />
elle m'a été donnée par la vie. Une sensibilité extrême, refoulée dès l'enfance par les<br />
maîtres et à l'armée par les officiers supérieurs, ^demeura enfermée dans le coin le<br />
plus secret du cœur. Le docteur Noir seul parut en moi. Stello se cacha.»<br />
Nous sentons parfaitement, dans toute l'œuvre de Vigny, les traces du combat inté-<br />
rieur qui se livrait dans l'âme et le cœur du poète, entre cette sensibilité presque<br />
maladive et la volonté virile et stoïque. Combat sourd et profond, à demi caché dans