CAUSERIES FRANÇAISES - World eBook Library

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CAUSERIES FRANÇAISES
graphie dans le même volume, et pendant ce temps Asselineau et Banville s'occupent
des œuvres complètes qui avaient été le suprême rêve de Baudelaire, rêve qui n'avait
cessé de le hanter pendant ses dernières années, car c'était là qu'il voyait le salut, le
seul moyen de s'arracher à l'obscurité et à la misère.
Michel Lévy auquel on proposa l'affaire offrit 2000 francs pour la cession de la
totalité des œuvres. Mme Aupick allait accepter, et cela vous semble- bien peu,
2 000 francs pour toute l'œuvre de Baudelaire I Vous allez voir. Un tiers héritier, je
ne sais qui, se mêla de l'affaire, dit qu'elle ne pouvait se régler à l'amiable, qu'il
fallait une adjudication publique. L'adjudication publique eut lieu, et je vais vous
dire une chose qui vous donnera une triste idée de ce qu'était la librairie d'alors :
M. Michel Lévy obtint la cession sur une enchère de i 760 francs, car personne n'alla
jusqu'au prix de 2000 francs qu'il avait primitivement offert. Vous ne rougirez pas
de cette aventure puisque n'étant pas là, vous n'y avez été pour rien, mais j'espère
aussi que, grâce à vous, pareille tristesse ne se reproduira plus dans l'histoire des
lettres et de l'édition.
Baudelaire, dans une de ses lettres à sa mère, avait eu d'ailleurs à cet égard une
phrase d'une singulière lucidité. Il disait : « Etant d'esprit impopulaire, je ne
gagnerai pas beaucoup d'argent, mais je laisserai une grande célébrité. Mes livres
plus tard se vendront bien, et ce sera pour les libraires une bonne affaire. »
Baudelaire, ne serait-ce qu'au point de vue commercial, vous le reconnaîtrez, ne
manquait pas d'un certain esprit prophétique.
Nous arrivons à la fin de la vie extérieure de Baudelaire. Vous l'avez vu aux prises
avec les difficultés matérielles de l'existence, vous êtes prêts maintenant à le voir
aux prises avec de plus grandes difficultés encore qu'il a lui-même désignées dans là
Rançon :
L'iiomme a pour payer sa rançon
Deux champs au tuf profond et riche.
Pour obtenir la moindre rose, .
Pour extorquer quelques épis,
Des pleurs salés de son front gris
Sans cesse il faut qu'il les arrose :
L'un est l'art, et l'autre est l'amour.
L'art, ses luttes avec l'amour, vous allez les trouver dans les Fleurs du Mal, car
c'est ce livre que nous allons maintenant aborder. C'est le seul de ses ouvrages que
nous étudierons de près, car une fois que vous en posséderez la clef, tout le reste de
Baudelaire sera éclairé pour vous, tout le reste de Baudelaire deviendra explicable, et
je crois que vous chérirez tout le reste.
Les Fleurs du Mal sont certainement un des livres qui ont eu pendant plusieurs
années la réputation la plus absurde, la plus fausse, et je ne parle pas seulement du
vivant de Baudelaire qui, par suite de sa condamnation, était devenu une sorte de
gibier de correctionnelle, un paria que les éditeurs éloignaient ou méprisaient, que
les directeurs traitaient sans égards et auquel ils multipliaient les avanies, et il en
resta toujours sur lui un mauvais vernis, — mais même après sa mort et même jusqu'en
ces dernières années.
Les Fleurs du Mal furent donc l'objet de trois accusations capitales, d'abord de
réalisme grossier et cynique, ensuite d'obscénité, et enfin de satanisme puéril...
Ne retenons, pour le moment, que la dernière accusation, et à certains égards
Baudelaire y avait un peu contribué. Il avait gardé de ses fréquentations romantiques,
de ses lectures romantiques, de la lecture de Petrus Borel et autres, le goût des curio-