CAUSERIES FRANÇAISES - World eBook Library
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f,8 <strong>CAUSERIES</strong> <strong>FRANÇAISES</strong><br />
progrès incontestables dans la seconde moitié du dix-neuxième siècle et nous paraît<br />
aujourd'hui toute naturelle.<br />
Après 1870, la plupart des historiens célèbres ont cultivé le document, souvent<br />
même leurs livres sont surchargés de notes et de notules qui en rendent la lecture<br />
fatigante. Avant les Concourt, on se contentait d'une documentation assez sommaire :<br />
même Augustin Thierry, même Michelet, qui sont parmi les rénovateurs de l'histoire,<br />
ne s'arrêtaient pas assez aux détails familiers, on ne s'occupait pas des mille incidents<br />
minuscules dont l'ensemble donne la |)hysionomie d'une époque. Ils se documen-<br />
taient, certes, mais leurs documents étaient déjà, en quelque sorte, historiques. Les<br />
Goncourl, eux, faisaient des documents historiques avec des documents qui ne<br />
l'étaient pas, qui semblaient futiles. Il n'y a rien de futile en histoire et quelqu'un<br />
qui, par exemple, saurait suivre avec patience les évolutions de la mode, les salons,<br />
les spectacles, aurait sur une époque des vues plus précises qu'un homme qui se<br />
bornerait à narrer les batailles, les événements politiques et diplomatiques.<br />
Ce que les Concourt sont pour l'histoire, ils le sont aussi pour le roman. Mais,<br />
pour l'histoire, il fallait bien qu'ils se contentassent des choses mortes, qu'ils<br />
essayassent de reconstruire ce qui a disparu, qu'ils fissent de la vie avec des pape-<br />
rasses, des chiffons, des tableaux. Dans le roman, ils s'agitent eux-mêmes parmi les<br />
créatures de leurs livres; ils rencontrent celles-ci dans la rue, dans les saloas, dans<br />
les maisons; ils travaillent sur l'animal vivant, si j'ose ainsi dire; comme pour<br />
l'histoire, ils croient dur comme fer à la documentation, ils n'écrivent aucun récit<br />
qu'ils n'aient accumulé les notes, notes personnelles, notes indirectes Ils ne cessent<br />
d'enregistrer ce qu'ils voient et ce qu'ils entendent. Presque chaque jour apporte des<br />
matériaux neufs; ils en remplissent un journal dont nous avons une dizaine de<br />
volumes publiés et dont il reste autant de volumes inédits, et ce journal ne comporte<br />
qu'une partie de leurs notations. Ils en eurent bien d'autres qui furent sacrifiées, soit<br />
qu'elles leur parussent sans valeur, soit qu'ils les eussent insérées directement dans<br />
leurs œuvres d'imagination. Ils léciamaient pour le roman les mêmes privilèges que<br />
pour lu science : on devait pouvoir tout étudier et tout écrire; il n'y avait pas d'œuvres<br />
basses, et pourvu qu'elles fussent artistiques il n'y en avait pas d'immorales. C'est ce<br />
qu'ils disent expressément dans la préface de Germinie Lacerteux, et je crois utile de<br />
vous citer le passage.<br />
« Nous nous sommes demandé s'il y avait encore, pour l'écrivain et le lecteur, en<br />
ces années d'agitation et d'égalité où nous sommes, des classes indignes, des malheurs<br />
trop bas et des âmes trop mal embouchées, des catastrophes d'une terreur trop peu<br />
noble. Il nous est venu la curiosité de savoir si cette forme conventionnelle d'une<br />
littérature oubliée et d'une société disparue, la tragédie, était définitivement morte, si<br />
dans un pays sans caste et sans aristocratie légale, les misères des petits et des humbles<br />
parleraient à l'intérêt, à l'émotion, à la pitié, aussi haut que les misères des grands et<br />
des riches; si, en un mot, les larmes qu'on pleure en bas pourraient faire pleurer<br />
comme celles qu'on pleure en haut. Ces pensées nous avaient fait oser l'humble<br />
roman de Sœur Philomène en 1861 ; elles nous font publier aujourd'hui Germinie<br />
Lacerteux. Maintenant que ce livre soit calomnié, peu leur importe. Aujourd'hui,<br />
(jue le roman s'élargit, grandit, qu'il commence à être la grande forme sérieuse,<br />
passionnée, vivante de l'étude littéraire et de l'enquête sociale, ([u'il devient, parla<br />
recherche et par l'analyse psychologique, l'histoire morale contemporaine, aujour-<br />
d'hui (jue le roman s'est imposé les études et les devoirs de la science, il peut en<br />
revendiquer les libertés et les franchises, n<br />
Les (Joncourl exagéraient un peu en croyant qu'ils avaient, les premiers, pris<br />
garde aux tragédies des humbles. Les romantiques s'en étaient sérieusement occupés,