CAUSERIES FRANÇAISES - World eBook Library

ZOLA 259
poche. « Eh bieni lisez-moi ça! » Je commence à lire, à bégayer lamenlablement, la
gorge étranglée. Alors Zola me prend les feuilles des mains : « Donnez-moi ça, j'aurai
plus tôt fait. » — « Eh bien! oui, ajouta-l-il, il y des promesses. Je crois que vous
aurez du talent, plus tard. »
C'était un brave homme de grand homme, très cordial, Irùs modeste, un monarque
de la lilléralure, mais d'une grande simplicité. Il me dit : a Voilà, je vais vous donner
un mot sur ma carte pour le directeur d'une grande revue qui est un de mes amis; il
vous prendra votre conte et vous toucherez 5o francs... Maintenant travaillez. Ne
soyez pas impatient. La justice littéraire, comme l'histoire, est lente à se faire. Ce
n'est pas notre œuvre qui a gâté la jeunesse, c'est notre succès. Ne pensez pas au succès.
Faites vos livres, mettez-y toute votre probité, toute votre conscience, et plutôt le
silence seul que le succès dû au mensonge, à la lâcheté. »
Je me retirais heureux d'avoir vu Zola, très fier de pouvoir me dire en passant
dans la rue : « Tous ces gens-là ne viennent pas de voir Zola ! »
Je vois que l'heure s'avance, je vais abréger.
(Applaudissemenls.)
Vous savez comment Zola mourut d'un accident banal : il fut asphyxié, une nuit,
par de l'oxvde de carbone qui se dégageait d'une cheminée bouchée. Je veillai une
nuit entière sa dépouille mortelle. Aucun mort ne m'avait paru aussi plein de séré-
nité. Son visage ne portait aucune trace d'inquiétude ou de souffrance; même les
rides qui plissaient habituellement son large front s'étaient effacées. Il semblait
avoir atteint déjà la cité de bonheur et de paix fraternelle que, vivant, il avait
entrevue dans le lointain de son idéal. Cependant, à mesure que la nuit s'avançait,
ses traits devenaient plus vagues, et quand l'aube enfln se leva, il était transfiguré,
méconnaissable et comme à des distances infinies.
Non, ce n'est pas à des distances infinies, mais peut-être dans un temps encore
lointain que l'heure de la pleine justice sonnera pour Zola. Ce jour-là, nous verrons
sa statue se dresser sur une place' de Paris.
Évidemment, Messieurs, Zola n'est pas tout le naturalisme, si l'on prétend ranger
sous celte bannière les écrivains épris avant tout de vérité. Il faudrait consacrer à
chacun d'eux, et ils sont nombreux, une longue étude. En réalité, le mouvement
vient de loin, il a des racines profondes dans notre littérature nationale, et l'on peut
même dire qu'il a existé de tout temps. Le père des Rougon-Macquart n'a rien
apporté de neuf, sinon un mot, une étiquette dont il fut le propagandiste, et son
admirable tempérament de peintre. Sa formule découle de l'art «lassique, il reste
dans la grande tradition.
Je n'aime pas les classifications, car elles sont trompeuses et arbitraires. La plu-
part des romanciers qu'x)n pourrait nommer naturalistes auraient refusé de se laisser
enrégimenter, chacun prétendant avec raison garder sa personnalité, cette invincible
fierté d'être soi, sans laquelle on n'existe pas en art. 11 y eut pourtant des écrivains
qui, sans vouloir être groupés dans une école, manifestèrent des tendances communes,
ence sens qu'ils aimèrent le document humain et ce qu'on appelait alors la
tranche de vie.
Zola, dans un livre intitulé les Romanciers naturalistes, parla de plusieurs d'entre
eux en réservant la plus grande place à ceux qu'il considérait comme des chefs, des
précurseurs, et parmi eux figurent les plvfs illustres romanciers du siècle dernier :
Balzac, Stendhal, Gustave Flaubert, Edmond et Jules de Concourt, Alphonse Daudet,
qui ont enrichi notre littérature de chefs-d'œuvre. 11 faut y ajouter le groupe des
Soirées de Médan : Guy de Maupassant, Huysmans, Céard, Hennique, Alexis, très
différents de tempérament, mais qui livrèrent, un moment, la même bataille autour de