La Déesse de Grattavache - Margelle

moins. Je m’en suis sorti, je suis très caméléon tu le sais. J’ai perdu des plumes
mais l’argent - même s’il avait été un jeu excitant - n’a jamais été ma motivation.
Le monde s’est terriblement obscurci, j’ai commencé à voir l’étau qui se resserrait
autour des faibles, des petits. J’ai vu en Amérique des gens de grande valeur
qui avaient été ramenés par le système à la condition de pauvres. On les cachait,
on essaye toujours de les cacher. En Arizona, je volais avec mon instructeur qui
était un magnifique pilote. Il gagnait 15 dollars de l’heure « quand il y avait du
travail ». J’ai compris en profondeur ce que signifie le mot job pour les Américains,
ça veut dire survivre. En même temps j’étais reçu par la classe dominante
qui ne se doutait de rien ou, plus justement, ne voulait rien savoir de la misère
américaine. Ce déséquilibre, cette extrême pauvreté je l’ai ressentie dans mon
cœur ; chaque fois que je le pouvais, j’aidais des gens mais je ne faisais que
prolonger leur agonie. Tout ça pour te dire que je commençais à comprendre ce
qu’est l’argent. Mais lui m’avait vu. Très tard, je n’avais pas le profil habituel, je
ne dépensais pas grand-chose, je n’allais jamais dans des restaurants à la mode
où je m’emmerdais, je ne portais pas de marques, j’utilisais peu ma carte de crédit,
cet espion qui nous enregistre à chaque achat.
L’attaque est venue avec le Virus, je l’ai raconté. Il m’a immédiatement
dépouillé, savamment, se cachant derrière des dispositions légales. Tu sais pourquoi
mes réactions ont été lentes ? Je ne pouvais pas le croire. Après, pendant
longtemps, je ne voulais pas le croire. Je ne voulais pas admettre que tout se
ramenait à l’argent, qu’il n’y avait que ça dans la société humaine. Je ne pouvais
pas imaginer la trahison généralisée, cette loi de jungle sans noblesse de jungle,
ce crime permanent. Je me suis pris à regretter la période américaine de l’Ouest
et les règlements de compte à OK Corral. Mais flinguer ceux qui vous font mal ?
C’eut été en flinguer trop, par qui commencer ? Tu as grandi en moi, serpente,
ça venait, il te faudrait du temps, cette guerre de dix ans, de cent ans de solitude,
elle me taraudait. Un jour, un banquier m’a démantelé par surprise en se prétendant
fort de son droit. Il avait tous les droits, je n’avais peut-être pas lu les petits
caractères. Ce n’était qu’un banquier, un escroc inscrit au registre du commerce.
Ce mec m’a descendu, faites-moi penser à vous reparler de cette race, c’est
d’actualité. J’ai pensé que j’avais tout perdu. Ce n’était pas tellement de l’argent,
c’était la demeure que j’avais construite. Le sens de ma vie quoi ! Je suis venu
dans le jardin de l’Achéron et j’ai regardé l’érable japonais. Je l’ai vu. Beau,
noble, réel, ancré dans un temps très lent, très profond. Je l’ai vu tel qu’il était
parce que je pensais ne plus le revoir, tout perdre. Je conservais toujours cette
faculté de passer d’un état actif à une stase contemplative, presque à volonté.
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