Museikon_1_2017
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La poudre aux yeux des saints : Contributions ethnologiques au dossier des peintures murales endommagées en Roumanie | 115<br />
conditions qui pouvaient permettre au laïc en question de<br />
demander l’aide ou bien la permission du prêtre ou de<br />
la vendeuse de cierges et de bougies (une occupation<br />
omniprésente dans les villages orthodoxes roumains).<br />
S’ajoutent les motivations, le temps du rituel – nuit, jour,<br />
le passage entre nuit et jour, les jours précis de la semaine,<br />
un temps festif ou quotidien, lors de la messe – exception<br />
faite, dans ce dernier cas, pour les églises abandonnées.<br />
D’autres questions concernent les moyens, en particulier<br />
le type d’ustensiles utilisées, mais aussi les conditions et<br />
les restrictions rituelles qui devaient être observées. Enfin,<br />
ce qui nous manque le plus, ce sont les formules verbales<br />
que l’on devait sans doute prononcer pendant l’accomplissement<br />
de cette action. Ce qui s’impose, de toute évidence,<br />
c’est qu’une future recherche systématique approfondie<br />
devra obligatoirement se faire par des visites sur place<br />
dans toutes les localités mentionnées par le questionnaire<br />
de Hasdeu en direct rapport avec cette pratique magique<br />
qui concerne l’arrachement des yeux des saints.<br />
Il s’agit probablement d’un rituel que l’institution ecclésiastique<br />
n’a jamais agréé, lequel rituel suivait sans doute<br />
ses règles, que le clergé et la communauté ne connaissaient<br />
pas. Ce devait être un rituel non-canonique, compte tenu<br />
du registre magique qui implique en quelque sorte la manipulation<br />
du sacré, une question qui deviendra encore plus<br />
claire dans la démonstration suivante. Nous ne disposons<br />
pas d’informations sur l’attitude active du clergé, mais le<br />
fait que le rituel soit effectué en secret est suggéré tant<br />
par le manque d’attestations écrites que par les mentions<br />
des rituels de substitution datant du xix e siècle. Dans les<br />
régions de l’Argeş, du Banat et du Buzău, « non seulement<br />
les yeux des saints sont arrachés dans les églises – la<br />
majorité écrasante des cas – mais aussi les yeux des saints<br />
que l’on trouve sur les croix ou les croix de chemin, voire<br />
des saints des icônes domestiques, surtout quand cet acte<br />
n’est plus possible dans l’église ». 16<br />
* * *<br />
Dans ces conditions de précarité des documents conventionnels<br />
et explicites, la recherche doit se servir, de manière<br />
expérimentale, d’une catégorie de sources indirectes qui<br />
peuvent fournir quelques données supplémentaires sur un<br />
rituel mal interprété déjà lorsqu’il était encore pratiqué.<br />
Nous proposons d’expliquer l’arrachement des yeux des<br />
saints à l’aide d’une série de textes folkloriques qui utilisent<br />
un répertoire métaphorique ou explicite de verbes et de<br />
noms communs. Ces paroles témoignent d’une réalité qui<br />
entre en résonance (mais pas plus) avec les pratiques discutées<br />
ici. De même, nous n’avons pas la prétention de<br />
reconstruire le rituel en tant que tel, mais nous essayerons<br />
de l’intégrer en quelque sorte aux pratiques générales des<br />
communautés en question, à l’horizon de leurs connaissances<br />
et aux images dont ces communautés se servaient.<br />
En ce qui concerne l’utilisation des textes folkloriques, il<br />
est également important de tenir compte de la séquence<br />
décontextualisation-recontextualisation. Il est alors important<br />
de ne pas leur attribuer des fonctions trop éloignées de<br />
la réalité.<br />
Nous disposons donc d’un corpus formé de plusieurs catégories<br />
de documents, que nous devons traiter de façon<br />
différente (mais qui se corroborent les uns les autres,<br />
étant complémentaires entre eux), à savoir, d’une part, les<br />
attestations et les brèves descriptions ethnographiques<br />
mentionnées dans les réponses aux questionnaires de<br />
Hasdeu, qui datent du dernier quart du xix e siècle ; aussi<br />
bien que d’autres mentions ethnographiques du début du<br />
xx e siècle, avec un écart d’environ cinquante ans par rapport<br />
aux réponses reçues par Hasdeu. S’y ajoutent les résultats<br />
des missions de terrain que nous avons effectuées dans les<br />
années 2015-2016, l’intervalle de temps étant cette fois<br />
beaucoup plus important. D’autre part, nous disposons des<br />
peintures murales en tant que telles, un miroir fidèle du<br />
rite, quoique les destructions aient été produites bien<br />
avant le moment où nous avons fait nos observations.<br />
Les situations qui permettent une datation précise de ces<br />
destructions sont rares ; le cas des couches successives de<br />
peintures de l’église de Gura Motrului constitue une rara<br />
avis parmi la majorité des exemples analysés, qui ne<br />
peuvent pas être datés comme il se doit. Enfin, la troisième<br />
catégorie de documents est celle des textes folkloriques<br />
enregistrés dans les aires culturelles qui témoignent de la<br />
coutume qui nous intéresse ici.<br />
L’une de nos principales difficultés méthodologiques<br />
concerne ces grands décalages chronologiques entre les<br />
différentes catégories de documents qui composent le<br />
corpus. Étant donné que les questionnaires de Hasdeu, le<br />
matériel de travail le plus riche dont nous disposons à<br />
présent, ont pour terminus ad quem la fin du xix e siècle, il<br />
est tout à fait souhaitable de corroborer ce cadre chronologique<br />
avec les autres références concernant les églises<br />
en question : les destructions des peintures, qui datent<br />
toujours du xix e siècle. Voilà pourquoi il est fondamental<br />
de choisir la troisième catégorie de documents – les textes<br />
folkloriques – en fonction de la même tranche chronologique.<br />
Notre dernière catégorie de documents sera alors<br />
formée des textes recensés au xix e siècle.<br />
Cela ne veut pas dire que les rites en question étaient<br />
absents auparavant. Des datations plus précises d’autres<br />
peintures feront peut-être remonter ce genre de pratique<br />
aux siècles précédents. Cependant notre corpus contient<br />
beaucoup de matériaux de nature ethnologique dont les<br />
plus anciens datent du xix e siècle, ce qui nous oblige, d’une<br />
certaine manière, à nous concentrer sur cette période. Le<br />
même problème de décalage met en doute la continuité<br />
temporelle du rituel qui nous intéresse. Quoique nul ne<br />
puisse nier la possibilité de parvenir à dater des destructions<br />
dans des cas particuliers, nous n’avons aucune garantie<br />
que le rituel ait continué à être pratiqué après la date<br />
en question. Le manque de témoignages concernant cette<br />
réitération du rituel oblige à prendre en compte la possibilité<br />
que ces pratiques magiques aient pu profiter de certaines<br />
périodes chronologiques qui auraient pu favoriser<br />
les actes de ce type.<br />
Il est alors impératif de revenir aux questionnaires de<br />
Hasdeu, afin de systématiser l’état de l’art du rituel que ces<br />
documents permettent de dresser (et non pas seulement<br />
les inconnues de l’équation culturelle que nous essayons<br />
de restituer). Notre analyse se doit de souligner plusieurs<br />
niveaux des significations attribuées à l’image correspondant<br />
à l’entité sacrée qui a été peinte (le prototype, le saint),<br />
au cas où le dogme répond en effet aux pratiques populaires.<br />
Or, dès le départ de l’analyse, une précision fondamentale<br />
s’impose. Les gestes et les rites en discussion<br />
n’épuisent pas la multitude de situations possibles qui<br />
auraient conduit à l’état actuel des peintures murales,<br />
mais ils ne concernent pas non plus une intention de destruction<br />
volontaire apportée à l’identité et à l’intégralité<br />
corporelle du saint en question. Ces actions concernent<br />
uniquement la nécessité d’obtenir une réserve de caractère<br />
sacré, un ingrédient rituel. La personne (le prototype) du<br />
saint contamine d’une certaine manière l’image (sa représentation)<br />
ainsi que le support de l’image (en l’occurrence,<br />
l’enduit qui porte les peintures) avec une puissance<br />
numineuse. En ce sens, les morceaux d’enduit ou de plâtre<br />
constituent une extension de la personne du saint ; cette