Museikon_1_2017
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La poudre aux yeux des saints : Contributions ethnologiques au dossier des peintures murales endommagées en Roumanie | 117<br />
pas de la beauté en tant que telle, mais simplement de son<br />
pouvoir de séduction, du pouvoir d’attirer le regard des<br />
autres. Ces Autres restent sous le charme de la personne<br />
jouissant de ce sortilège ; ils ne peuvent plus la quitter des<br />
yeux. Le caractère contradictoire de ces pratiques consiste<br />
à mélanger un concept religieux et dogmatique (la beauté<br />
du saint en tant que reflet de la beauté suprême, imperturbable<br />
et toujours favorable de Dieu) avec les croyances<br />
dans le pouvoir de fascination de l’art et de la beauté (ou<br />
bien de la beauté de l’art). Cette dernière force ensorcelle,<br />
avec de bonnes ou mauvaises conséquences, elle<br />
attache les yeux regardés aux yeux regardants. Les yeux<br />
deviennent alors la première étape d’un chemin qui mène<br />
vers l’« intérieur » de la victime. Ces croyances ne sont<br />
pas trop différentes de celles dans le Mauvais œil ; elles<br />
s’articulent inversement. Cela permet de supposer que les<br />
saints sont ceux qui charment par leur beauté. « La femme<br />
sera aimée comme les saints sont adorés par chacun ». 24<br />
On peut observer ici la tendance à attribuer au saint un<br />
pouvoir dont il dispose pleinement, en son nom propre, et<br />
non pas le pouvoir reçu en tant que médiateur entre Dieu<br />
et les hommes. Cette déviation permet à l’enchanteresse /<br />
l’enchanteur d’attirer le saint dans ses jeux magiques. À son<br />
tour, la lyrique érotique roumaine contient des exemples<br />
métaphoriques faisant référence au même mécanisme par<br />
lequel le / la bénéficiaire du sortilège en question semble<br />
prendre la place de l’entité sacrée, qualité à partir de<br />
laquelle il exerce son pouvoir de fascination :<br />
Foaie verde boabă coarnă<br />
Ioană, Ioană, dică Ioană,<br />
Naiba 25 te scoase-n poiană,<br />
Frumoasă ca o icoană?<br />
Pupu-ți ochii ș-o sprânceană<br />
Și-alunița de sub geană. 26<br />
Ma belle Jeanne, ô gué, ma Jeanne<br />
Pour des prunes tu vins, chère femme,<br />
Le Malin manda ta flamme<br />
En plein bois à perte d’âme<br />
Douce icône à embrasser<br />
Sur les yeux et les sourcils,<br />
Sur le grain de ton beau cil.<br />
Les yeux sont ici bien-aimés et protégés. Mais les chansons<br />
d’amour font référence aussi à des situations dans<br />
lesquelles l’objet religieux, en l’occurrence l’icône, devient<br />
le support des pratiques magiques :<br />
Nu găsesc o vrăjitoare<br />
Să-mi descânte la icoane. 27<br />
Je recherche une brave pythie,<br />
Aux icônes qu’elle chante et prie...<br />
En directe relation avec notre discussion, il convient de<br />
citer quelques variantes qui concernent les sortilèges<br />
d’amour (l’amoureux devient ici la victime du regard de<br />
son aimée ou vice versa) et le dommage apporté aux yeux.<br />
Le premier sortilège a été enregistré dans le village de<br />
Dioști, dans l’ancien comté de Romanați (aujourd’hui comté<br />
de Dolj) :<br />
Frunză verde ș-o lalea<br />
Costică, inima mea,<br />
De te-aș prinde undeva,<br />
Numai ochii ți i-aș lua. 28<br />
Constantin, mon doux, mon cœur,<br />
Pour les fleurs, pour la verdeur,<br />
Si un jour je t’attrapais<br />
Je prendrais tes yeux de gré.<br />
Le deuxième provient du village de Bistrița, dans le comté<br />
de Vâlcea :<br />
Puica neichii cu doniță<br />
Mânca-ți-aș gurița friptă;<br />
Ochișorii să ți-i beau,<br />
După drumuri nu mai stau! 29<br />
Quand tu portes, ma poulette,<br />
Le seau d’eau mis sur ta tête,<br />
Je boirais tes yeux amènes<br />
Et ta bouche serait ma cène.<br />
4. Un effet apparemment similaire à celui de la catégorie<br />
précédente (annulant le pouvoir décisionnel des victimes),<br />
mais avec d’autres fins et capitalisant sur d’autres qualités<br />
de la figure peinte, se manifeste dans la situation où « tout<br />
être devrait se tenir devant les vieilles femmes comme un<br />
saint ». 30 Il est alors possible d’identifier un mécanisme de<br />
type similia similibus dont la référence est l’immobilité de<br />
la figure peinte. À un niveau plus profond d’interprétation,<br />
en revanche, la signification et la finalité non-exprimées<br />
d’un tel rituel semblent être le détournement de la mission<br />
des saints. Ces derniers, intercesseurs subordonnés à Dieu,<br />
finissent par obéir au pratiquant de la magie. Le caractère<br />
immobile de l’image est transféré au saint / prototype,<br />
obligé de rester immobile, à la disposition de la sorcière<br />
enchanteresse. Il est essentiel d’observer ici la valorisation<br />
magique et dangereuse de la dialectique différenceidentité<br />
qui définit la relation entre l’image et la réalité<br />
sacrée que l’icône représente. Ce qui surprend, c’est que<br />
le principe dogmatique est respecté, quoique les pratiques<br />
rituelles développées ne soient pas du tout canoniques.<br />
5. Par rapport au registre assez ‘sage’ que nous venons de<br />
sonder, la catégorie suivante de notre classement constitue<br />
un véritable tournant : « les yeux de certains saints sont<br />
arrachés sous prétexte qu’ils seraient porteurs de cornes »<br />
(dans le comté de Buzău). 31 L’allusion est encore plus évidente<br />
dans la réponse suivante, où les saints ne peuvent<br />
plus lutter contre le diable, qu’ils doivent suivre. Notons, au<br />
passage, que cette réponse donne aussi quelques informations<br />
sur les gestes rituels et sur les accessoires requis : « la<br />
poudre ou la terre enlevée de l’enduit d’une peinture murale<br />
sont mises dans la boisson ou dans la nourriture d’un<br />
homme, après avoir été brûlées. Elles sont mélangées lors<br />
des sortilèges avec de l’œuf couvé par une femme pendant<br />
une semaine » (dans le comté d’Olt). 32 Ces pratiques sont<br />
déjà mentionnées dans des récits qui décrivent certaines<br />
techniques magiques, lesquelles doivent évidemment<br />
rester secrètes. Dans ces récits, les femmes couvent un<br />
œuf à l’aisselle de leur bras, afin d’obtenir le secours d’un<br />
serviteur démoniaque dans la préparation des charmes<br />
érotiques. Ce serviteur est le plus souvent un zmeu – personnage<br />
fantastique spécifique au folklore roumain, doté<br />
de pouvoirs surnaturels ; les zmei proviennent du dragon<br />
par une métamorphose surnaturelle – ou un spiriduș –<br />
équivalent du lutin. Enfin, il faut observer que dans le<br />
même registre magique, la poudre des yeux des saints