103/104 : Colloque 2003, etc. - Société des Amis d'Alfred Jarry

l'analyse de l'œuvre de Jarry dans son
contexte historique cède à la fraîcheur de
la découverte d'un récit poétique qui est
aussi — et le Collège tend à l'oublier parfois
— une aventure dans le Merveilleux.
N'est-il pas légitime d'oublier qu'à l'origine
du Cyclope sur l'île de Her il y a
le monocle de Henri de Régnier, et de
présenter à sa place un Cyclope homérique
tel que métamorphosé en phare par
Jarry ? Ne peut-on pas gagner à perdre
les intertextes savants? Ne peut-on pas
enfin lire Faustroll comme un conte et
non comme un puzzle ?
Cela dit, Suzanne Bauruel a bien
compulsé les éditions critiques et les
annotations-fleuves du Collège et du
Cymbalum Pataphysicum afin d'y puiser
des idées plastiques, comme elle a trouvé
dans l'histoire de la peinture des images
qui ne sont pas mentionnées par Jarry,
mais qui peuvent entrer en résonance
avec son roman. La recréation du tableau
de Gauguin de la Lutte de Jacob avec
l'ange 1 , par exemple, est suffisamment
fidèle pour permettre de le reconnaître,
mais c'est avant tout littéralement une
lutte avec un ange, parfaitement intégrée
dans la logique initiatique de cette adaptation.
Pareillement, l'imagerie de Jérôme
Bosch jalonne la pièce et se découvre
dans les costumes-sculptures.
Des éléments empruntés à des
tableaux célèbres répondent à la thématique
annoncée dans le programme : face
à la mort de Dieu, que faire des reliquats
d'une pulsion théophile, ou de l'appel à
Dieu par peur du vide ? Dans cette adaptation,
les symboles de l'Église apparaissent
sinistres, la religion une farce tragique
qui mystifie la mort, alors qu'il n'y a
que la mort pour donner à l'homme un
Tex (renies
sens de la réalité, que le vide pour apprécier
l'imagination humaine. Ainsi, le prêtre
Jean de la grande église Muflefiguière,
costumé et masqué comme un damné
de Jérôme Bosch et encastré dans une
cathédrale-jagannath, représente l'Église
couarde plutôt que le vaillant Tailhade,
et reçoit un boulet de bronze bien mérité
dans la figure plutôt que d'être éborgné
par une bombe anarchiste. De même,
la lutte avec l'ange (suggérée par les
lutteurs bretons du chapitre 14) assume
un côté à la fois macabre et comique :
les Bretonnes portant coiffe de dentelle
blanche, habillées en noir et grimées en
clown, battent la mesure d'une entraînante
mélodie de biniou avec leurs gros
sabots, toutes souriantes et niaises devant
un spectacle miraculeux qui leur paraît
naturel.
Le parcours initiatique orchestré par
Bauruel et Bluteau alterne ces noirceurs
avec les éblouissements de l'art suggérés
par Beardsley, Rabelais ou par la musique...
mais l'apothéose scénique est
pour nous la mort de Visité, mort associée
à celle de Faustroll puisqu'ils font
ensemble les gestes du Khurmookum 2,
dans un « acte de mourir » plutôt jouissif.
Après avoir interprété à la harpe un
air éthéré, Visité s'élance sur un trapèze
(l'actrice est trapéziste professionnelle),
dont le jeu comporte quelques surprises.
Déjà, ce tour de cirque prend une valeur
symbolique du fait de son incrustation
1. Voir Gestes et Opinions, éd. annotée du
Cymbalum, p. 153.
2. Alors que, dans le roman, Visité est
déjà morte, et Faustroll ne prend cette
attitude de dévotion qu'au moment de
trépasser (chapitre 35).
143