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Dermot garda le silence car il avait failli dire « jusqu’à ce soir ». Les mots étaient montés<br />
à ses lèvres et avaient exprimés une idée qu’il n’avait même pas encore comprise… mais il se<br />
rendait compte qu’elle existait : le signal rouge sortait des ténèbres et lui criait : « Danger,<br />
danger imminent… »<br />
Mais pourquoi ? Quel danger pouvait-il courir dans la maison de ses amis ? Cependant, il y<br />
en avait un. Il regarda Claire Trent, admira son teint pâle, son corps svelte, la courbe exquise<br />
de sa tête bonde. Mais ce danger-là existait depuis longtemps et ne risquait pas de devenir<br />
grave : Jack Trent était plus encore que son meilleur ami, car il lui avait sauvé la vie en<br />
Flandre et avait été décoré pour cela. Jack était le meilleur des hommes et Dermot pensa<br />
qu’il devait maudire le jour où il s’était épris de sa femme. Cela passerait sûrement, il allait<br />
s’employer à guérir. D’ailleurs Claire ne devinerait jamais et, dans le cas où elle s’en<br />
apercevrait, elle n’en souffrirait pas : elle était belle comme une statue, mais tout aussi<br />
froide. Pourtant… et bien qu’il eût déjà aimé, Dermot, n’avait jamais éprouvé un sentiment<br />
pareil. Mais le « signal rouge » devait s’appliquer à autre chose.<br />
Il regarda autour de la table et, pour la première fois, s’aperçut que leur petit groupe était<br />
étrange : son oncle notamment, n’acceptait jamais une invitation aussi peu cérémonieuse.<br />
Pourtant il n’était pas lié avec le ménage Trent et Dermot ne s’était jamais douté qu’ils se<br />
connaissaient.<br />
Évidemment il y avait une raison, car un médium assez célèbre devait venir donner une<br />
séance après le dîner. Sir Alington se déclarait un peu intéressé par le spiritisme. Ce devait<br />
être une explication.<br />
Ce mot frappa l’esprit de Dermot : cette séance cachait-elle la raison de la présence du<br />
spécialiste ? En ce cas, quelle était cette raison ? De nombreux petits détails qu’il n’avait pas<br />
remarqués jusqu’alors se présentèrent à l’esprit du jeune homme : le grand spécialiste avait<br />
dévisagé Claire Trent qui avait semblé inquiète. Ses mains tremblaient et elle paraissait<br />
affreusement nerveuse, voire même effrayée. Pourquoi ?<br />
Dermot fit un effort pour ramener son esprit au moment présent. Mrs Eversleigh avait<br />
entraîné le savant à parler de son travail :<br />
— Chère madame, lui disait-il, qu’est-ce que la folie ? Je puis vous affirmer que plus nous<br />
étudions ce sujet, plus il nous devient difficile de nous prononcer. Tous, tant que nous<br />
sommes, nous dissimulons nos pensées. Mais quand nous allons jusqu’à déclarer que nous<br />
sommes le Tsar de Russie, on nous enferme, cependant, avant d’en arriver là, il y a un long<br />
chemin à parcourir et, sur le parcours, à quel endroit planterons-nous une borne sur laquelle<br />
nous inscrirons : « De ce côté la raison, de l’autre la folie ? » C’est impossible et j’ajoute<br />
ceci : Quand quelqu’un a des hallucinations, s’il n’en parle pas nous ne pourrons jamais le<br />
distinguer d’un individu normal ; l’étonnante sagesse des fous est fort intéressante à étudier.<br />
Sir Allington but une gorgée de vin avec un plaisir évident et sourit à son auditoire.<br />
— J’ai toujours entendu dire que les toqués sont très rusés, fit observer Mrs Eversleigh.<br />
— Très rusés en effet, et si l’on fait disparaître leur idée fixe le résultat est désastreux. La<br />
psychanalyse nous a d’ailleurs appris que toute modification est dangereuse. L’individu qui<br />
présente une certaine idée fixe inoffensive et peut la cultiver se montre rarement agressif.<br />
Mais, l’homme ou la femme qui paraît absolument normal peut, en réalité, être un danger<br />
terrible pour la communauté.<br />
Le regard du médecin se posa sur Claire puis il se détourna et il goûta de nouveau son<br />
vin.