Anatomie d'un "quartier de gares" : recompositions ... - Urbamet
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Aïmane a peut-être une cinquantaine d'années. Toujours avenant, mais toujours mutique, il<br />
m'accueille avec le sourire mais nos échanges se bornent à <strong>de</strong>s propos généraux. Je crois<br />
comprendre qu'il est hébergé dans un foyer, dans un <strong>quartier</strong> populaire, près <strong>d'un</strong>e station <strong>de</strong><br />
métro. Le <strong>quartier</strong> <strong>de</strong> gare semble son principal lieu <strong>de</strong> vie, <strong>de</strong> jour, la semaine durant ; familier<br />
du lieu, il y a ses repères, ses habitu<strong>de</strong>s, ses connaissances aussi. Tôt le matin il lui arrive <strong>de</strong><br />
faire la manche, assis dans le couloir qui relie station <strong>de</strong> métro et gare SNCF, un simple gobelet<br />
signalant la <strong>de</strong>man<strong>de</strong>, à l'heure où passent à pas pressés les travailleurs du matin, ceux qui<br />
courent pour attraper un train, TER ou TGV. L'après-midi, on le rencontre presqu'à coup sûr<br />
dans le <strong>quartier</strong>, entre la place <strong>de</strong> la gare, le parvis <strong>de</strong> l'église, le trottoir <strong>de</strong> l'ABEJ… étonnante<br />
complémentarité <strong>de</strong>s trois points <strong>de</strong> ce triangle. (juillet-août 1999)<br />
Plusieurs témoignages convergent : la manche paraît plus rémunératrice quand elle<br />
est matinale, pério<strong>de</strong> où les "sé<strong>de</strong>ntaires" se font plus rares. Mais la spécialisation <strong>de</strong>s<br />
temps est loin d'être absolue ; la frontière entre pério<strong>de</strong>s ouvrées et pério<strong>de</strong>s chômées est<br />
plus volatile.<br />
Franck fait la manche (c'est mon vocabulaire, qu'il ne récuse pas) tous les matins, cet après -<br />
midi là il discute avec Lydéric, qui après trois heures <strong>de</strong> manche (=70F, bonne journée, il a<br />
mangé et il lui reste 26 F, il achètera même <strong>de</strong>s cigarettes) se voit contraint <strong>de</strong> reprendre son<br />
activité (Zora, en remboursement <strong>d'un</strong>e <strong>de</strong>tte, lui donne cinq minutes pour trouver 10 F et une<br />
cigarette). (Gare Lille-Flandres, août 1999)<br />
Le cloisonnement <strong>de</strong>s activités<br />
Il semble que cette superposition en un même lieu d'activités relevant <strong>de</strong> registres<br />
différents soit avant tout le fait <strong>de</strong> personnes hébergées en foyer, c'est-à-dire disposant<br />
d'autres lieux <strong>de</strong> vie que ceux <strong>de</strong>s espaces publics <strong>de</strong> la gare ou <strong>de</strong> la rue. Pour d'autres,<br />
savoir cloisonner les activités apparaît comme un enjeu d'importance, qui garantit la nondissolution<br />
<strong>de</strong> l'i<strong>de</strong>ntité dans le statut déjà pesant <strong>de</strong> quêteur. C'est ainsi que Nour conçoit<br />
sa « fierté ».<br />
Nour est né à Roubaix il y a trente ans et rêve <strong>de</strong> partir, Marseille, le soleil, parce que "y'a quoi<br />
ici ?". Il a commencé a <strong>de</strong>aler (<strong>de</strong> l'héroïne, <strong>de</strong> la cocaïne parfois), avant <strong>de</strong> commencer à<br />
consommer, est "tombé" pour cela avec son frère, a pris cinq ans. Parti <strong>de</strong> chez son amie, il est<br />
sans domicile, met sa fierté dans le fait <strong>de</strong> refuser les foyers où "ils mélangent tout le mon<strong>de</strong>"<br />
et avouera tardivement, avec répugnance, dormir dans <strong>de</strong>s squatts délabrés. Il suit avec ellipses<br />
un traitement <strong>de</strong> substitution.<br />
Sa fierté, c'est aussi d'avoir été, il n'y a pas si longtemps, "bien habillé, Reebok, et tout". Vivant<br />
dans la rue, il porte un soin très marqué à son apparence vestimentaire, emprunte un chapeau,<br />
prête un T-Shirt… Plusieurs jours durant, il <strong>de</strong>meure très fâché, quand un compagnon par<br />
négligence reporte <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux jours la possibilité <strong>de</strong> laver <strong>de</strong>s vêtements au Point <strong>de</strong> repère. Notre<br />
première entrevue, dans une situation collective, est rythmée par ce leitmotiv : Nour "a sa<br />
fierté" (ne pas dormir à la gare, ne pas aller à l'ABEJ –j'apprendrai plus tard qu'il en est interdit<br />
d'accès, pour une bagarre datant <strong>de</strong> quelques mois – ou "dans les foyers, tout ça", ne pas faire la<br />
manche).<br />
Malgré nos longues heures <strong>de</strong> discussion précé<strong>de</strong>ntes (qui ont porté sur la dope, le trafic, la<br />
prison, sa situation conjugale et familiale, thèmes dont l'évocation est parfois douloureuse, qui<br />
sont suspendus, sur lesquels on revient), Nour est gêné la première fois que je le rencontre<br />
Place Saint Hubert, il "fait le parking" et n'avait pas prévu <strong>de</strong> se montrer sous ce jour-là. Parce<br />
que la solitu<strong>de</strong> est trop pesante (et coupe <strong>de</strong> certaines ressources) il partage cette activité avec<br />
un compagnon soigneusement choisi (relations d'ai<strong>de</strong>, toujours négociées). Cette activité m'est<br />
présentée comme un "travail", Nour tire quelque fierté <strong>de</strong> cette façon <strong>de</strong> se procurer <strong>de</strong><br />
l'argent : "c'est <strong>de</strong> l'argent honnête, pas <strong>de</strong> l'argent volé", à la différence <strong>de</strong> l'argent que<br />
quelques années plus tôt il tirait du <strong>de</strong>al : "L'argent tombait <strong>de</strong> mes poches, je comptais mais je<br />
faisais ça (geste <strong>de</strong> mettre très rapi<strong>de</strong>ment dans sa poche un billet vite palpé) et parfois ça<br />
tombait, quand je comptais ensuite je me rendais compte que ça manquait, bof, je le rattrapais<br />
bien" ; "l'argent sale, ça part vite". Nour pourtant gar<strong>de</strong> tant que possible le silence sur "le<br />
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