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Je ne me rappelle pas à quel moment précis je remarquai que Norton était préoccupé et<br />
soucieux. Depuis l’enquête et l’enterrement, il paraissait plus sombre, gardait le silence et<br />
errait à l’aventure, le front plissé, les yeux baissés vers le sol. Il avait l’habitude de passer sa<br />
main dans ses cheveux gris coupés court et de les hérisser d’une manière comique. Ce geste<br />
inconscient devenait de plus en plus fréquent et trahissait son trouble intérieur. Quand on lui<br />
adressait <strong>la</strong> parole, il répondait d’un air distrait, et je finis par être persuadé que quelque<br />
chose le tracassait sérieusement. Je me hasardai à lui demander s’il avait reçu de mauvaises<br />
nouvelles, mais il me répondit par <strong>la</strong> négative. Cependant, un peu plus tard, il me semb<strong>la</strong><br />
qu’il cherchait, par un chemin détourné, à obtenir mon avis sur le sujet qui le tourmentait. En<br />
bredouil<strong>la</strong>nt un peu – comme il le faisait toujours quand il se mê<strong>la</strong>it de parler<br />
sérieusement –, il s’embarqua dans une histoire compliquée sur un point de morale.<br />
— Il devrait être extrêmement simple de dire si une chose est bien ou si elle est mal,<br />
n’est-ce pas ? Et pourtant, quand le cas se présente, ça ne va pas tout seul. Par exemple, il<br />
peut arriver que l’on tombe par hasard sur quelque chose qui ne vous était pas destiné ;<br />
quelque chose dont on ne saurait tirer aucun pr<strong>of</strong>it mais qui serait terriblement important.<br />
Voyez-vous ce que je veux dire ?<br />
— Pas très bien, je l’avoue.<br />
Il fronça les sourcils et passa sa main dans sa tignasse grisonnante.<br />
— C’est difficile à expliquer. Supposez, par exemple, que vous voyiez quelque chose dans<br />
une lettre personnelle – disons une lettre destinée à quelqu’un d’autre et que vous auriez<br />
ouverte par mégarde. Vous commencez à <strong>la</strong> lire, parce que vous êtes persuadé qu’elle vous<br />
est adressée et, avant que vous vous soyez rendu compte de votre erreur, vous avez appris<br />
quelque chose que vous n’auriez pas dû savoir. Ça peut arriver, n’est-ce pas ?<br />
— Certes.<br />
— Eh bien, que faire dans ce cas ?<br />
— Ma foi…<br />
Je réfléchis un instant au problème.<br />
— … je suppose, continuai-je, que le mieux serait d’aller trouver <strong>la</strong> personne à qui <strong>la</strong><br />
lettre était destinée et de s’excuser de l’avoir ouverte par inadvertance.<br />
Norton poussa un soupir.<br />
— Ça pourrait ne pas être aussi simple. Par exemple, si vous avez appris quelque détail…<br />
disons gênant.<br />
— Vous voulez dire gênant pour l’autre personne ? J’imagine qu’il faudrait alors faire<br />
semb<strong>la</strong>nt de n’avoir rien lu en prétendant s’être aperçu à temps de <strong>la</strong> méprise.<br />
— Oui, sans doute, répondit Norton après un instant de silence.<br />
Mais il ne paraissait pas absolument convaincu que ce fût là une solution satisfaisante.<br />
— Je voudrais bien savoir ce que je dois faire, reprit-il d’un air pensif.<br />
Je lui affirmai que je ne voyais pas d’autre solution à son problème, mais il était encore<br />
visiblement soucieux.<br />
— Voyez-vous, Hastings, il peut y avoir encore autre chose. Imaginez que ce que vous<br />
avez appris par inadvertance soit également important pour une tierce personne.