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dixième de ses énormes revenus ; de sorte que, même après le paiement des droits de<br />
succession, l’actuel baronnet s’était trouvé à <strong>la</strong> tête d’une fortune considérable.<br />
— C’était vraiment un solitaire, ajouta Boyd Carrington avec un soupir.<br />
Je gardai le silence, car j’étais moi-même une sorte de solitaire. Depuis <strong>la</strong> mort de ma<br />
chère femme, j’avais souvent l’impression de ne plus être que <strong>la</strong> moitié d’un être humain. Au<br />
bout d’un moment, non sans une certaine hésitation, je tentai d’expliquer ce que je<br />
ressentais.<br />
— Je vous comprends, Hastings, répondit Boyd Carrington d’une voix lente. Mais vous<br />
avez eu quelque chose que je n’ai jamais connu, moi.<br />
Il s’interrompit un instant, puis me donna un aperçu du drame qu’il avait vécu. Sa femme<br />
était une ravissante créature, pleine de charme mais pourvue d’une hérédité chargée.<br />
Presque tous les membres de sa famille étaient morts alcooliques, et elle finit elle-même<br />
victime du même fléau. Moins d’un an après leur mariage, elle avait cédé à ce vice et était<br />
morte de dipsomanie. Il ne <strong>la</strong> blâmait pas, il ne lui en vou<strong>la</strong>it aucunement, comprenant<br />
qu’elle avait été incapable de résister à son hérédité trop lourde. Après sa mort, il avait<br />
commencé à mener une existence solitaire et, assombri par son expérience, avait résolu de<br />
ne pas se remarier.<br />
— On se sent plus en sûreté quand on est seul, ajouta-t-il simplement.<br />
— Oui, murmurai-je au bout d’un instant, je conçois que vous ayez pu éprouver ce<br />
sentiment. Du moins, au début.<br />
— Voyez-vous, en dépit des apparences, cette tragédie m’a beaucoup marqué et<br />
prématurément vieilli.<br />
Il marqua un temps d’arrêt, puis repartit :<br />
— Il est vrai que… j’ai éprouvé, une fois, une sérieuse tentation. Mais <strong>la</strong> fille était si jeune<br />
qu’il n’aurait pas été chic de ma part de l’enchaîner à un homme aussi désabusé que je le<br />
suis. J’étais trop âgé pour elle : ce n’était qu’une enfant… si jolie… si pure…<br />
Il s’arrêta à nouveau et hocha <strong>la</strong> tête.<br />
— N’était-ce pas à elle de juger ? demandai-je.<br />
— Je ne sais pas, Hastings. J’ai pensé que non. Pourtant, je crois que je lui p<strong>la</strong>isais. Mais,<br />
comme je viens de le dire, elle était si jeune ! Je <strong>la</strong> reverrai toujours, telle qu’elle était le jour<br />
où je l’ai vue pour <strong>la</strong> dernière fois, sa tête penchée un peu de côté, ses grands yeux levés<br />
vers moi, son air… désorienté, sa petite main…<br />
Une fois de plus, il s’interrompit. Ses paroles évoquèrent en moi une image vaguement<br />
familière, je ne saurais dire pourquoi. Puis sa voix, soudain plus dure, m’arracha à mes<br />
pensées.<br />
— Maintenant, je me rends compte que je me suis probablement conduit comme un<br />
imbécile. Il est toujours stupide de <strong>la</strong>isser passer une occasion. Quoi qu’il en soit, me voici<br />
avec cette immense demeure beaucoup trop vaste pour moi. Et nulle présence féminine pour<br />
l’égayer un peu.<br />
— Qu’est devenue cette jeune fille ? demandai-je.<br />
— Oh… mariée, bien sûr. Et moi, je suis désormais embarqué dans une existence de vieux<br />
garçon. J’ai acquis des habitudes… Mais venez donc voir les jardins. Bien qu’ayant été<br />
passablement négligés, ils ne manquent pas d’une certaine beauté.<br />
Nous contournâmes <strong>la</strong> maison. Knatton était incontestablement un très beau domaine, et<br />
je ne m’étonnais pas que son propriétaire en fût aussi fier. D’autre part, Boyd Carrington