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— D’où veniez-vous, toi et le major Allerton, quand je vous ai rencontrés hier ?<br />
Lorsqu’on est absorbé par un des aspects d’une question, on a tendance à oublier tous les<br />
autres, et je fus surpris de <strong>la</strong> réaction violente de ma fille.<br />
— Vraiment, papa, je ne vois pas en quoi ce<strong>la</strong> te regarde.<br />
Je <strong>la</strong> dévisageai d’un air éberlué.<br />
— Je… ne faisais que poser… une question.<br />
— Oui, mais pourquoi ? Pourquoi faut-il que tu passes ton temps à poser des questions ?<br />
Qu’est-ce que je faisais, où suis-je allée et avec qui… C’est intolérable, à <strong>la</strong> fin.<br />
Le plus drôle de l’histoire, c’était que, cette fois, ma question ne concernait pas<br />
réellement Judith. J’étais surtout intéressé par les faits et gestes d’Allerton. J’essayai de <strong>la</strong><br />
calmer.<br />
— Vraiment, Judith, je ne vois pas pourquoi je ne pourrais pas te demander ça.<br />
— Et moi, je ne vois pas pourquoi tu tiens à le savoir !<br />
— Je n’y tiens pas particulièrement. Je me demandais seulement pourquoi vous ne<br />
paraissiez savoir ni l’un ni l’autre ce qui venait de se passer.<br />
— Tu veux parler de l’accident survenu à Mrs. Luttrell ? Eh bien, puisque ça t’intéresse,<br />
j’étais de<strong>sce</strong>ndue au vil<strong>la</strong>ge pour acheter des timbres.<br />
— Hein ? Allerton n’était donc pas avec toi ?<br />
Judith poussa un soupir exaspéré.<br />
— Eh bien, non, là ! dit-elle d’un ton de colère froide. Je venais de le rencontrer près de <strong>la</strong><br />
maison deux minutes plus tôt. J’espère que te voilà satisfait. Je veux cependant bien préciser<br />
que même si j’avais passé toute <strong>la</strong> journée avec lui, ça ne serait pas davantage ton affaire.<br />
J’ai vingt et un ans, je gagne ma vie, et <strong>la</strong> façon dont je passe mon temps ne concerne que<br />
moi.<br />
— C’est vrai, dis-je vivement pour tenter d’endiguer le flot de son indignation.<br />
— Je suis heureuse que tu le reconnaisses.<br />
Elle paraissait un peu radoucie et esquissa un sourire un peu triste.<br />
— Mon Dieu, essaie donc de ne pas jouer constamment les pères nobles. Tu ne peux<br />
savoir à quel point c’est énervant. Si seulement tu vou<strong>la</strong>is bien ne pas faire tant d’histoires à<br />
propos de tout et de rien !<br />
— Je n’en ferai plus, c’est promis.<br />
Franklin arrivait à grandes enjambées.<br />
— Bonjour Judith ! dit-il. Venez, nous sommes en retard.<br />
Son attitude était brusque et à peine polie. Malgré moi, je me sentais contrarié. Je savais<br />
bien que Franklin était le patron de Judith et que, du moment qu’il <strong>la</strong> payait, il était en droit<br />
de lui donner des ordres. Tout de même, il aurait pu le faire avec plus de courtoisie. Certes,<br />
ses manières n’étaient pas exactement raffinées, j’avais déjà pu m’en rendre compte à<br />
plusieurs reprises. Du moins faisait-il preuve envers <strong>la</strong> plupart des gens d’une certaine<br />
politesse. Mais, à l’égard de Judith, surtout depuis quelque temps, il était devenu brusque et<br />
dictatorial à l’extrême. Quand il lui adressait <strong>la</strong> parole, il <strong>la</strong> regardait à peine et se contentait<br />
d’aboyer ses ordres. Judith ne semb<strong>la</strong>it pas s’en formaliser, mais j’éprouvais, moi, un certain<br />
ressentiment. Je me disais, en outre, que cette attitude était d’autant plus regrettable qu’elle<br />
contrastait terriblement avec les attentions exagérées d’Allerton. Nul doute que Franklin ne<br />
valût dix fois plus qu’Allerton, mais <strong>la</strong> comparaison n’était pas en sa faveur sur le p<strong>la</strong>n du<br />
charme et de <strong>la</strong> courtoisie.