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mais son état, me disait-il dans sa lettre, était demeuré stationnaire. Malgré ce<strong>la</strong>, sa lettre<br />
ne manquait pas d’un certain entrain…<br />
… Et n’êtes-vous pas intrigué, mon ami, de voir l’adresse d’où je vous écris ? Ce<strong>la</strong> vous<br />
rappelle des souvenirs, n’est-il pas vrai ? Oui, je suis à Styles. Imaginez-vous que c’est à<br />
présent une pension de famille, tenue par un de vos anciens colonels très vieille école. C’est<br />
sa femme, bien entendu, qui s’occupe de <strong>la</strong> question financière. Elle connaît certes son<br />
affaire, mais elle a <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue bien affilée, au grand désespoir du pauvre colonel. À sa p<strong>la</strong>ce,<br />
je ne me <strong>la</strong>isserais pas faire, je vous l’assure !<br />
J’ai découvert l’annonce qu’ils ont fait passer dans les journaux, et l’envie m’a pris de<br />
revoir cet endroit qui fut mon premier refuge en Angleterre. À mon âge, on aime à revivre le<br />
passé.<br />
D’autre part, j’ai trouvé ici un baronnet qui est un ami du patron de votre fille. (Cette<br />
phrase ressemble un peu à un exercice de grammaire, ne croyez-vous pas ?) Il a incité les<br />
Franklin à venir passer l’été ici. À mon tour, maintenant, de chercher à vous persuader, et<br />
nous serons tous ensemble, en famille [3] . Ce sera extrêmement agréable. Donc, mon cher<br />
Hastings, dépêchez-vous, arrivez avec <strong>la</strong> plus grande célérité. Je vous ai retenu une chambre<br />
avec bain – le cher vieux Styles s’est modernisé ! [4] et j’ai débattu le prix de pension jusqu’à<br />
vous obtenir des conditions très avantageuses.<br />
Les Franklin et votre charmante Judith sont ici depuis quelques jours. Tout est arrangé, il<br />
est donc inutile que vous cherchiez des échappatoires.<br />
À bientôt<br />
Toujours vôtre,<br />
Hercule POIROT<br />
La perspective était attrayante, et j’avais accédé sans faire de difficultés aux vœux de<br />
mon vieil ami. Je n’avais pas d’attaches. De mes deux fils, l’un était dans <strong>la</strong> Marine ; l’autre,<br />
marié, s’occupait de notre ranch d’Argentine. Ma fille Grace, qui avait épousé un militaire, se<br />
trouvait présentement aux Indes. Ma dernière, Judith, était celle que j’avais toujours préférée<br />
en secret, bien que je ne l’eusse jamais bien comprise. C’était une enfant mystérieuse,<br />
réservée, qui avait l’habitude de tout garder pour elle et ne prenait conseil de personne.<br />
Cette attitude m’avait souvent affligé, mais ma femme comprenait mieux notre fille, et elle<br />
m’assurait qu’il ne s’agissait pas, de <strong>la</strong> part de Judith, d’un manque de confiance mais plutôt<br />
d’une sorte de pudeur inconsciente. Pourtant, tout comme moi, elle se faisait parfois du<br />
souci ; car, disait-elle, les sentiments de Judith étaient trop intenses, trop concentrés, et sa<br />
réserve instinctive <strong>la</strong> privait d’une soupape de sûreté. Elle avait des accès bizarres de<br />
mé<strong>la</strong>ncolie et un sectarisme un peu teinté d’amertume. Par contre, c’était de loin <strong>la</strong> plus<br />
intelligente de nos enfants, et nous avions cédé de grand cœur à son désir de poursuivre des<br />
études universitaires. Elle avait obtenu son diplôme scientifique l’année précédente et avait<br />
accepté un poste d’assistante auprès d’un médecin engagé dans des travaux de recherche<br />
concernant les ma<strong>la</strong>dies tropicales.<br />
Je m’étais parfois demandé, non sans une certaine crainte, si l’acharnement de Judith à<br />
son travail et son dévouement envers son employeur ne signifiaient pas qu’elle était en train<br />
de <strong>la</strong>isser un peu de son cœur dans l’aventure. Pourtant, le caractère sérieux de leurs