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Nos - Revue des sciences sociales

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Joachim Schlör<br />

Quand vient la nuit<br />

premier ? C’est l’une, insoluble, <strong>des</strong> questions<br />

qui se posent dans toute recherche<br />

sur la nuit. La « science de la nuit » : cette<br />

matière n’existe pas bien entendu, car elle<br />

paraîtrait bien trop frivole parmi toutes<br />

les disciplines classiques. Ou peut-être<br />

son objet serait-il en fait un peu trop<br />

étendu. La plupart de ceux qui travaillent<br />

dans <strong>des</strong> champs de recherches touchant<br />

au phénomène « nuit » sont médecins<br />

(recherche sur le sommeil), astronomes<br />

ou criminologues. Les <strong>sciences</strong> de la<br />

culture ne se sont guère intéressées au<br />

thème de la nuit.<br />

C’est bien dommage, car la séparation<br />

du jour et de la nuit fait partie de<br />

ces limites importantes qui structurent<br />

notre vie. La notion de singularité utilisée<br />

dans la citation de Richard A. Bermann,<br />

feuilletoniste né à Vienne et mort en exil<br />

à New York, dont les meilleurs textes ont<br />

paru vers la fin <strong>des</strong> années vingt dans<br />

le Berliner Tageblatt, fait appel à notre<br />

façon moderne d’appréhender le temps :<br />

la luminosité est considérée comme normale,<br />

l’obscurité est une déviance. Ce qui<br />

est perturbant par ailleurs, c’est que dans<br />

l'obscurité on ne peut ni lire, ni travailler<br />

efficacement, qu’on ne reconnaît pas celui<br />

qui se trouve en face de soi, qu’on ne sait<br />

pas où mène le chemin ou ce qui vous<br />

attend au prochain tournant. Existe-t-il<br />

un moment historiquement repérable à<br />

partir duquel cette forme d'appréhension<br />

de la réalité s’est substituée à une autre<br />

qui consistait à accepter passivement l’arrivée<br />

de l’obscurité ? Apparemment non.<br />

Il semble plutôt qu’à toutes les époques<br />

quelques curieux aient soulevé le rideau.<br />

Vilém Flusser a émis l’hypothèse que<br />

l’homme est un animal diurne « qui essaie<br />

de conquérir la nuit » 1 .<br />

Sur le plan littéraire, cette idée a semble-t-il<br />

d’abord trouvé écho chez Eugène<br />

Sue ; sa mise en scène est restée exemplaire<br />

pour toutes les <strong>des</strong>criptions futures<br />

: « Le 13 décembre 1838, par une<br />

soirée pluvieuse et froide, un homme<br />

d’une taille athlétique, vêtu d’une mauvaise<br />

blouse, traversa le pont au Change<br />

et s’enfonça dans la Cité, dédale de rues<br />

obscures, étroites, tortueuses, qui s’étend<br />

depuis le Palais de Justice jusqu’à Notre-<br />

Dame.[…] Cette nuit-là donc, le vent<br />

s’engouffrait avec véhémence dans le<br />

dédale <strong>des</strong> rues de ce quartier lugubre. La<br />

lumière blafarde et vacillante du réverbère<br />

malmené par la tempête se reflétait<br />

dans l’eau noirâtre du caniveau qui<br />

s’écoulait sur le pavé bourbeux » 2 .<br />

Éclairage urbain :<br />

la conquête de la nuit ■<br />

Le besoin de maîtriser cet « espace »<br />

aussi (terme étrange, mais la période<br />

nocturne est ressentie comme un<br />

espace) constitue sans doute une constante<br />

anthropologique. En tous cas, la<br />

discussion autour de la valeur ou de la<br />

non-valeur, de la permission ou de l’interdiction,<br />

de la chance ou du risque<br />

liés au franchissement <strong>des</strong> limites, reste<br />

l’un <strong>des</strong> grands thèmes récurrents de<br />

l’histoire culturelle. Dans une réflexion<br />

sur le réverbère, Flusser a proposé une<br />

alternative à ce débat : « Avant-garde du<br />

jour dans la nuit », il est pour certains<br />

« une illumination renaissante de l’obscurantisme<br />

» et pour d’autres « une violation<br />

de la majesté de l’obscurité de la nuit ».<br />

Est-il le symbole de la victoire souhaitée<br />

sur les ténèbres et le mystère ou simplement<br />

un « exemple lumineux » du fait que<br />

l’humanité s’éloigne de ses racines ? Par<br />

le choix de cet objet, le philosophe montre<br />

clairement que cette question n’est<br />

pertinente qu’à partir du moment où les<br />

sources de lumière artificielles existent<br />

en plus grand nombre, permettant ainsi<br />

à plus de personnes qu’auparavant de<br />

pénétrer dans le monde de la nuit. Ce<br />

qui nous amène dans les années 20 du<br />

XIX e siècle, à une époque où l’éclairage<br />

public au gaz se répand dans les rues<br />

<strong>des</strong> gran<strong>des</strong> villes. Ne dit-on pas alors à<br />

Berlin que jusque là les faibles lumignons<br />

<strong>des</strong> lampes à pétrole produisaient tout<br />

juste assez de clarté pour souligner à<br />

quel point il faisait sombre ? À partir de<br />

1819, étape par étape, les villes se sont<br />

éclairées. Et dans leur sillage sont nés les<br />

discours politico-moralistes, dont les plus<br />

beaux exemples proviennent du journal<br />

Kölnische Zeitung, qui s’élevaient pour<br />

<strong>des</strong> raisons théologiques (« car la lumière<br />

artificielle est considérée comme une<br />

intervention dans l’ordre divin ») mais<br />

aussi philosophiques et morales (« les<br />

bonnes mœurs se perdent avec l’éclairage<br />

au gaz ») contre la production artificielle<br />

de lumière.<br />

Il est tout à fait intéressant d’observer<br />

comment la perception de la lumière et<br />

l’interprétation de cette citation ont évolué.<br />

En effet, cette citation devait paraître<br />

risible aux yeux de tout contemporain<br />

préparé au progrès et être l’expression<br />

d’une crainte facile à surmonter. Lorsqu’il<br />

s’avéra alors qu’il allait faire toujours<br />

plus clair, toujours plus lumineux,<br />

la nuit dans les villes, la citation a évolué.<br />

Personne ne voulait plus s’identifier à la<br />

bigoterie que véhiculaient ces mots et<br />

aux ennemis du plaisir, mais la nostalgie<br />

d’une part d’obscurité dans une vie bien<br />

trop éclairée n’a cessé de s’exprimer.<br />

Dans ses Verfremdungen, Ernst Bloch<br />

nous fait part de ses réflexions sur les histoires<br />

d’horreur et ajoute : « Il existe une<br />

nuit renfermant une multitude d’histoires<br />

horribles, qui reste précisément obscure,<br />

car trop d’ampoules y luisent, mais bien<br />

peu d’autres lumières ferventes y invitent<br />

à la méditation » 3 . Au fur et à mesure que<br />

l’éclairage s’intensifie, le concept et la<br />

représentation de la nuit, du nocturne, se<br />

modifient. La position auparavant rétrograde<br />

et jugée peu sérieuse, qui consistait<br />

à prendre la défense de la nuit contre la<br />

lumière artificielle, peut désormais être<br />

considérée comme un acte militant qui<br />

fait valoir que de l'autre côté du quotidien<br />

existent <strong>des</strong> choses belles et terribles, qui<br />

se soustrayaient à l’attention diurne.<br />

La littérature a su l’exprimer plus tôt<br />

et plus en profondeur que la politique et<br />

les <strong>sciences</strong>. Thomas Kernert a rencontré<br />

Jorge Luis Borges à Buenos Aires.<br />

Ce dernier lui a expliqué que, comme<br />

Rudyard Kipling, « il souffrait d’insomnie<br />

depuis <strong>des</strong> années et qu’il s’était très<br />

tôt habitué à errer la nuit dans les rues de<br />

Buenos Aires, son Buenos Aires. Ce Buenos<br />

Aires commençait toujours à la tombée<br />

de la nuit, ‘la demi-nuit du corbeau’,<br />

comme les hébreux avaient l’habitude,<br />

m’a-t-il dit, d’appeler le crépuscule » 4 .<br />

Kernert souligne que Borgès vit les rues<br />

de sa ville. Elle lui appartient, sa ville,<br />

bien plus durant les heures obscures que<br />

dans la lumière du jour. L’écrivain se<br />

révèle ici romantique et s’inscrit dans la<br />

continuité de nombre de ses confrères.<br />

Le romantisme a découvert la nuit,<br />

peu avant son déclin. Il nous a fourni ces<br />

métaphores qui restent toujours valables<br />

aujourd’hui : la beauté d’abord, le mystère,<br />

l’impénétrabilité. Et l’Autre. L’Autre<br />

continue à vivre, affirme le romantisme.<br />

Je le distingue peut-être moins bien, mais<br />

il existe, que je le voie ou non. Et nous<br />

le voyons mieux le soir que le matin.<br />

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