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Nos - Revue des sciences sociales

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Saïda Kasmi<br />

Jeunes noctambules à Strasbourg<br />

la clientèle. Mais ici, il est d'abord point<br />

de rencontre, de face à face : sitôt entrés,<br />

les quelques marches de l'escalier incurvé<br />

nous aspirent et nous propulsent <strong>des</strong>sus.<br />

Par ailleurs, il est le lieu disputé d'un jeu<br />

de pouvoir, où les clients se distinguent<br />

pour accéder à une élite : celle <strong>des</strong> “habitués”.<br />

Il y a les clients assis à table, en<br />

salle, et il y a les clients debout au comptoir,<br />

plus proches du barman avec qui ils<br />

peuvent discuter. Ces derniers jouissent<br />

de l'intimité avec le lieu, affichent leur<br />

familiarité avec les serveurs, font savoir<br />

leur privilège au reste de la clientèle. Être<br />

debout, c'est se montrer et être vu, c'est<br />

s'annoncer comme un “habitué”, contribuer<br />

activement à la production de ce qui<br />

fait le lieu. C'est par exemple participer<br />

au service, lorsqu'on permet à l'habitué de<br />

passer derrière le comptoir pour y chercher<br />

une bouteille ou un verre, servir les<br />

clients. Aux heures où le bar est bondé, il<br />

donne un coup de mains au serveur. Il fait<br />

“passer” la consommation, “prend” les<br />

comman<strong>des</strong>, nettoie <strong>des</strong> verres. L'habitué<br />

s'empresse de rendre service. Ce geste,<br />

aux yeux <strong>des</strong> autres clients, manifeste un<br />

statut distinctif.<br />

L'endroit est plus que chaleureux, il<br />

est “chaud”. C m'indique que les toilettes<br />

valent le détour pour l'anthropologue,<br />

mais qu'ils ne sont peut-être pas un lieu<br />

fréquentable pour une néophyte isolée :<br />

Si t'es une nana vaut mieux pas trop traîner<br />

seule dans les chiottes <strong>des</strong> bars. Là ça<br />

va ce soir c'est pas trop chaud mais vas-y<br />

un samedi ou pire un lundi soir c'est pas<br />

pareil quoi…, sauf si t'as envie de te faire<br />

choper ! Là c'est bon quoi y'a moyen de<br />

te faire péter !<br />

– Comment ça ?<br />

– Ben c'est clair, j'sais pas euh… si tu<br />

vas aux chiottes c'est pour deux choses :<br />

soit c'est pour t'acheter de la drogue, te<br />

tirer un rail de coque… soit c'est pour<br />

te faire exploser la rondelle ! Y'a rien<br />

de plus à savoir ! Donc si t'y vas j'te<br />

conseille pas d'y aller seule ! Enfin de<br />

pas y traîner quoi ! Les mecs eux ils s'en<br />

foutent ils te sautent <strong>des</strong>sus t'as rien<br />

compris ! Ils t'attrapent et hop j'te prends<br />

comme ça et tac j'te retourne vite fait et<br />

hop fini ciao !.<br />

Petit tour dans les toilettes, donc<br />

(observation scientifique oblige). Le lieu<br />

n'a effectivement rien à voir avec les<br />

toilettes du X, qui sont propres jusqu'à<br />

l'anonymat. Ici le mur <strong>des</strong> commodités<br />

est détourné, érigé en support de libre<br />

expression, recouvert de messages, de<br />

graffitis, d'annonces érotiques, de numéros<br />

de téléphone. Les pensées les plus<br />

inavouables s'expriment. Dessins, mots,<br />

phrases, à chacun sa manière de dire les<br />

choses. Tout est livré en vrac au reste du<br />

monde. Chacun laisse ses traces : murs<br />

cicatrisés, rayés, lacérés. L'exiguïté de la<br />

pièce, l'odeur nauséabonde en font un lieu<br />

négligé, propice aux excès de conduite.<br />

Mais les toilettes sont aussi un lieu de<br />

rencontre, une sorte de “check-point” dans<br />

le déroulement de la nuit. Ce coin sombre,<br />

soustrait au regard, permet aux jeunes de se<br />

retrouver pour laisser les désirs s'exprimer<br />

sans ambages, sans fioritures. L'exiguïté<br />

<strong>des</strong> lieux oblige le public qui s'y retrouve<br />

au frottement <strong>des</strong> corps les uns contre les<br />

autres pour pouvoir passer d'un point à<br />

un autre. La pratique du sexe y est visiblement<br />

rendue possible par la pénombre<br />

et la soustraction aux regards. Un couple<br />

sort d'un cabinet. C me dit que les partenaires<br />

sont consentants. Les propositions<br />

y sont tacites, un échange de regards peut<br />

suffire, me dit-il : les échanges sont courts,<br />

les baisers brefs et violents, le contact est<br />

agressif, presque sauvage, le corps de<br />

l'autre est utilisé pour assouvir un plaisir<br />

éphémère, les ébats sont rapi<strong>des</strong> et sans<br />

lendemain. La consommation d'euphorisants<br />

et de stimulants facilite le contact :<br />

“Quand tu es juste sous ecstasy, tes sens,<br />

surtout le toucher, sont ultra développés.<br />

C'est un état pouh… c'est très tactile t'es<br />

plus attentif à ce qui t' entoure, t'es plus<br />

attentif et très réceptif aux marques d'attention,<br />

aux massages, aux caresses, au<br />

toucher en général”.<br />

Substances<br />

Le X, le Y et les autres bars et boîtes<br />

de nuit, étapes quasi obligées du noctambule,<br />

proposent un abri dans la nuit,<br />

surtout quand elle est hivernale, un lieu<br />

pour se retrouver. Mais ils se signalent<br />

aussi par leur commune fonction qui est<br />

de proposer <strong>des</strong> boissons à la vente et<br />

à la consommation sur place. C'est dire<br />

combien la pratique de boire ensemble<br />

est au cœur de la socialité. “Le verre de<br />

vin rouge est devenu le rite universel de la<br />

communication. On communique autant<br />

pour boire que l'on boit pour communiquer”<br />

(Edgar Morin). Boire n'est pas un<br />

■<br />

acte banal, il revêt un caractère particulier,<br />

lié à un ensemble de pratiques et de<br />

rites qui lui donnent un sens et le mettent<br />

en valeur. À travers <strong>des</strong> manières de<br />

boire se <strong>des</strong>sinent <strong>des</strong> manières de vivre<br />

et de concevoir les relations aux autres.<br />

La consommation de boissons tient une<br />

place ambiguë. Bien qu'obligatoire, puisque<br />

les noctambules sont <strong>des</strong> clients,<br />

elle est plus souvent, dans la pratique,<br />

un prétexte ou un prélude aux contacts<br />

qu'une fin en soi. Le verre commandé en<br />

début de soirée tient souvent une bonne<br />

partie de la nuit, et une fois vide, il peut<br />

rester ainsi longtemps avant qu'on ne<br />

recommande, sorte de référent physique<br />

présent sur la table pour borner l'espace<br />

de la rencontre.<br />

Que dire alors du statut social <strong>des</strong><br />

substances illicites qui s'échangent à l'occasion<br />

entre les nuitards, sorte de calumet<br />

de la paix circulant <strong>des</strong> uns aux autres ?<br />

On ne peut que souligner que la nuit est<br />

le temps privilégié de leur consommation<br />

dans les groupes, en partie parce que la<br />

pénombre facilite la transgression, mais<br />

en partie aussi parce que les formes de<br />

cette consommation sont socialisées. La<br />

drogue est l'emblème d'une contre-culture.<br />

À la manière <strong>des</strong> intellectuels <strong>des</strong><br />

années 60, ces jeunes cherchent à faire<br />

table rase <strong>des</strong> valeurs de la société qui les<br />

entourent. Ils érigent la drogue en moyen<br />

de libération.<br />

Classiquement, les substances psychotropes<br />

sont catégorisées par nos noctambules<br />

selon qu'elles renforcent l'émotion<br />

fusionnelle du contact avec l'autre et<br />

de l'appartenance au groupe, ou qu'elles<br />

replient au contraire l'individu sur<br />

son expérience intime. Le cannabis n'est<br />

pas considéré par ces jeunes comme une<br />

drogue. Il est banalisé comme substance<br />

commune que tous consomment. Son<br />

usage vise a susciter de la complicité, à<br />

créer du lien entre les passeurs de joints,<br />

nouer <strong>des</strong> connaissances, une sorte d'attachement<br />

au sein du groupe tranquillement<br />

réuni. L'ecstasy, par contre, associée<br />

à l'excès de décibels, est l'ingrédient plus<br />

courant <strong>des</strong> grands rassemblements. Pour<br />

d'autres, cependant, la drogue est une<br />

expérience strictement personnelle. C<br />

nous dit qu'il fait à cette occasion “table<br />

rase du monde qui entoure…y'a plus personne<br />

que toi et la musique…<strong>des</strong> vibrations<br />

autour”. La drogue est aux yeux de<br />

ceux-là le véhicule chimique de l'ailleurs.<br />

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