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Nos - Revue des sciences sociales

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semble pas très élevée. Cependant, bien<br />

que se considérant comme <strong>des</strong> victimes,<br />

sorties du cadre étroit de leur activité,<br />

elles donnent le sentiment de porter sur<br />

soi un regard relativement indulgent,<br />

comme le montrent les réponses à la Q 29<br />

– Vous arrive-t-il d’éprouver du mépris<br />

pour vous même ? –, le fait que 11 sujets<br />

disent ne jamais éprouver de sentiment<br />

de mépris pour soi (alors que, à la Q 27,<br />

12 sujets disaient en éprouver après chaque<br />

rapport), montre qu’elles distinguent<br />

les femmes qu’elles sont <strong>des</strong> prostituées<br />

qu’elles jouent. Une réalité qu’exprime<br />

très clairement cette prostituée togolaise<br />

interrogée par S. Tchak : « Moi, mon prénom<br />

c’est Safoura. Mais ici tout le monde<br />

m’appelle Rouki. La femme qui vit dans<br />

les bars, ce n’est plus moi, mais une autre<br />

à laquelle je prête mon corps. Je me suis<br />

rebaptisée. C’est une nouvelle naissance.<br />

Celle que les Burkinabé vont appeler<br />

« Escroc Bordel », ce n’est pas moi, mais<br />

Rouki. Celle qu’ils insulteront, qu’ils<br />

battront parfois, celle qu’ils maltraiteront…<br />

ce n’est pas moi, mais Rouki. » 49<br />

Cependant le total <strong>des</strong> réponses parfois<br />

et très souvent (=15) obtenu à la Q 27<br />

(cf. supra) indique qu’un sentiment de<br />

mésestime de soi – même intermittent<br />

– travaille intérieurement un peu plus de<br />

la moitié <strong>des</strong> sujets interrogés.<br />

Ce sentiment est sans doute renforcé<br />

par le fait qu’une majorité de sujets considère<br />

l’argent gagné comme de l’argent<br />

sale (Q 38 =20). Qu’elles portent un tel<br />

jugement sur cet argent donne du sens<br />

au fait qu’elles se considèrent comme<br />

d’« honnêtes femmes » : il faudrait donc<br />

accorder quelque poids à l’argument<br />

selon lequel leur condition de filles-mères<br />

démunies et la misère les contraignent à<br />

envisager la prostitution comme moyen<br />

de s’en sortir. A la Q 37 – Quel genre de<br />

femme pensez-vous être : insoumise, libérée,<br />

fière, orgueilleuse, honnête, pudique,<br />

rebelle, en colère, autre ? – 21 prostituées<br />

sur 29 considèrent qu’elles sont <strong>des</strong> femmes<br />

honnêtes (10 <strong>des</strong> femmes pudiques<br />

et 11 <strong>des</strong> femmes fières).<br />

Le fait qu’elles s’appliquent ce stéréotype<br />

de "femmes honnêtes" n’est pas peu<br />

paradoxal, la notion même de « femme<br />

honnête » étant généralement utilisée<br />

pour distinguer la figure emblématique<br />

de la bourgeoise de celle de la putain.<br />

Ces auto-représentations <strong>des</strong> prostituées<br />

– appréhendées en parallèle aux réponses<br />

à la Q 29 susmentionnée, à laquelle elles<br />

étaient 11 à répondre qu’elles n’avaient<br />

jamais éprouvé de mépris envers soimême,<br />

contre 9 qui en éprouvaient<br />

« parfois » semblent se corroborer. Elles<br />

viennent même sans doute expliquer<br />

et contrebalancer le sentiment de pitié<br />

(voire de dégoût et de mépris) qu’elles<br />

avouent éprouver envers soi-même, à la<br />

Q 27 – Quel sentiment éprouvez-vous<br />

pour vous-même après chaque rapport ?<br />

– Ces résultats et le sentiment qu’elles ont<br />

d’être <strong>des</strong> femmes honnêtes sont à mettre<br />

en parallèle avec ceux de la Q 7 (infra<br />

cit.), où l’on voit que, contrairement au<br />

préjugé admis, elles ont eu leurs premiers<br />

rapports sexuels relativement tard.<br />

Contexte sociopolitique<br />

et économique<br />

■<br />

L’immigration dominicaine se distingue<br />

<strong>des</strong> autres immigrations (sainte-lucienne,<br />

haïtienne et dominicaise 50 ) observées dans<br />

la Caraïbe, en ce quelle est essentiellement<br />

féminine et prostitutionnelle. Selon le service<br />

de l’immigration de la Martinique,<br />

seuls 57 ressortissants dominicains, masculins<br />

pour la plupart, sont officiellement<br />

recensés dans ce département. Or, les services<br />

de police font état de la présence de<br />

plus d’une centaine de prostituées dominicaines<br />

: celles-ci – ou au moins un grand<br />

nombre d’entre elles – y exerceraient donc<br />

clan<strong>des</strong>tinement.<br />

La prostitution observée dans les<br />

départements français d’Amérique<br />

(DFA) est d’abord d’ordre économique.<br />

Les prostituées dominicaines, attirées par<br />

leur apparente prospérité économique y<br />

occupent 99% du marché. En provenance<br />

du Suriname, elles transitent par<br />

la Guyane française, où elles obtiendraient<br />

facilement <strong>des</strong> cartes de séjour ;<br />

s’y fixent un temps ; se louent à <strong>des</strong><br />

emplois de service ou de restauration et<br />

de domesticité chez <strong>des</strong> métropolitains ;<br />

se marient parfois à <strong>des</strong> Antillo-Guyanais<br />

ou à <strong>des</strong> métropolitains qui sont souvent<br />

leurs employeurs. Plus rarement, elles<br />

concluent <strong>des</strong> « mariages blancs », afin<br />

d’acquérir la nationalité française et se<br />

fixer en « France », avant de se rendre<br />

en Europe. La Guyane française est une<br />

étape marquante dans le circuit qui les<br />

amène ensuite à la Guadeloupe puis à la<br />

Martinique.<br />

Officiellement, il ne s’agit pas d’une<br />

prostitution organisée (absence de souteneurs<br />

et de maisons closes) : ce qui<br />

risque de faire illusion si l’on pense, à la<br />

suite de D. Symons, que là où les femmes<br />

« sont libres de s’engager dans les relations<br />

qu’elles désirent, elles contrôlent<br />

elles-mêmes la ressource (rare) qu’elles<br />

représentent » 51 . Un usage qui, questionné<br />

dans l’optique de l’analyse féministe,<br />

ne manquerait pas d’apparaître aliénant.<br />

Selon C. Legardinier (1994 :163), en<br />

effet, l’on assiste à un dévoiement <strong>des</strong><br />

revendications féministes, en ce que le<br />

droit de se prostituer se voit à tort « assimilé<br />

à une expression de liberté ».<br />

L’Etat français n’est donc pas censé<br />

tirer un avantage direct du commerce<br />

prostitutionnel <strong>des</strong> Dominicaines. Ce qui<br />

est nettement moins hypothétique dans le<br />

cas <strong>des</strong> propriétaires <strong>des</strong> pièces vétustes<br />

qui leur sont louées au prix fort. La figure<br />

du souteneur a changé, en effet : il s’agit<br />

d’un proxénétisme immobilier qui contrôle<br />

les lieux et les moyens indispensables à<br />

la pratique de l’amour vénal. Il insère la<br />

prostituée dans un système au sein duquel<br />

on lui fait payer de plus en plus cher<br />

les services qui lui sont indispensables<br />

(chambres de passe, studios, bars…) 52 .<br />

Toutefois, l’on peut considérer que l’un<br />

<strong>des</strong> principaux gagnant de la prostitution<br />

dominicaine est l’Etat dominicain luimême,<br />

par les sommes importantes que<br />

les prostituées envoient aux membres de<br />

leurs familles autant que par leur installation,<br />

une fois rentrées au pays, en tant<br />

que commerçantes et créatrices d’entreprises<br />

(taxées par l’Etat) : les revenus de<br />

l’immigration (et donc de la prostitution)<br />

jouent en effet un rôle important dans le<br />

PNB de Saint-Domingue.<br />

Contexte historique :<br />

les femmes dans le<br />

"Nouveau Monde"<br />

L’objet femme dans les chocs culturels<br />

Coloniser – comme prostituer – sont<br />

<strong>des</strong> actes essentiellement masculins.<br />

Dans les deux cas, il s’agit de conquérir,<br />

pénétrer, posséder… 53 L’un et l’autre<br />

n’opèrent pas sans violence, n’opèrent<br />

même que dans la violence de l’appropriation<br />

arbitraire. Si les Occidentaux,<br />

■<br />

60 <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales, 2004, n° 32, “La nuit”

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